“Jansénisme : on ne sait pas ce que sait mais il est très chic d’en parler.” S’il n’est pas sûr que vous brillerez dans les dîners mondains en dissertant sur le jansénisme, la définition qu’en donnait Flaubert n’en reste pas moins actuelle, comme on a pu le voir lors du 400e anniversaire de la naissance de Blaise Pascal (1623-1662), marqué notamment par la lettre apostolique du pape François, Grandeur et misère de l’homme.
Quelle est donc cette étrange hérésie qu’on n’arrive pas à définir, sans réussir pourtant à s’en débarrasser, comme le sparadrap du capitaine Haddock ? Devant cet objet théologique non identifié, beaucoup de spécialistes se sont rangés à ce que les jansénistes disaient de leur propre doctrine : le jansénisme n’existe pas car il n’est rien d’autre que la théologie de la grâce de saint Augustin (354-430), que Rome a condamnée sans se l’avouer. Il est une illusion créée par les controverses sur la grâce, qui ont déchiré la théologie catholique du XVIe au XVIIIe siècle — un fantôme, comme on disait à l’époque.
Pourtant, le jansénisme devient moins nébuleux si l’on revient au projet initial de Jansénius (1585-1638), évêque d’Ypres et grand érudit : voulant expliquer la théologie augustinienne de la grâce, qu’il identifiait intégralement à la foi chrétienne sur ce sujet, il en propose une interprétation, d’où il tire une doctrine spécifique, qui sera fidèlement gardée par ses disciples.
Volonté de Dieu, volonté de l’homme
Jansénius pense le concours de la volonté divine et de la volonté humaine comme un rapport de domination. Avant le péché originel, le libre arbitre d’Adam dominait la grâce que Dieu lui accordait. Cette aide lui était nécessaire pour persévérer dans le bien et lui était due, comme une conséquence de sa création, pour assurer le bon usage de son libre arbitre. Cette grâce était inefficiente : elle était soumise à son libre arbitre, à qui devaient être attribuées ses bonnes actions. Par conséquent, s’il avait persévéré dans le bien, ses mérites auraient été purement humains. Il aurait pu s’en glorifier lui-même.
Après le péché originel, le rapport de domination s’est inversé. Désormais, la grâce domine le libre arbitre des saints. Le concours de leur libre arbitre est nécessaire pour qu’ils persévèrent dans le bien et que leurs bonnes actions soient méritoires. Cependant, leur libre arbitre est inefficient : il est soumis à la grâce, à qui doivent être attribuées leurs bonnes actions et leur persévérance dans le bien. Par conséquent, leurs mérites sont purement divins. Ils doivent en rendre gloire à Dieu seul.
Une mécanique de la grâce
L’interprétation que donne Jansénius de la théologie augustinienne de la grâce repose sur une alternative irréductible : un mérite ne peut être à la fois divin et humain ; il est soit l’un, soit l’autre. Comme de nombreux théologiens à son époque — et peut-être bien des chrétiens encore aujourd’hui — Jansénius pense l’action de Dieu et l’action de l’homme sur un modèle mécanique, où ce qui est accordé à Dieu est retiré à l’homme et vice-versa, selon le principe des vases communicants. Ainsi, le jansénisme est un excellent révélateur des difficultés du catholicisme moderne à penser une œuvre commune à Dieu et à l’homme qui soit totalement divine et totalement humaine.
Un mouvement apocalyptique
Le Saint-Siège a condamné les conclusions de cette doctrine, sans se prononcer sur l’interprétation de l’œuvre augustinienne qui la fondait. Persuadés d’être les disciples authentiques de saint Augustin, et donc les vrais défenseurs de la foi chrétienne, les jansénistes ont toujours refusé ces condamnations, tout en proclamant leur appartenance à l’Église catholique. En effet, ils croyaient à l’obscurcissement général de la vérité dans l’Église à l’approche de la fin des temps.
Selon cette doctrine, plus l’Église s’éloigne de son origine, plus elle tend vers la fin du monde, plus elle intègre en son sein le combat de la vérité et de l’erreur. Dieu assure la perpétuité de la foi en lui suscitant quelques défenseurs prêts à être persécutés pour la vérité, y compris par la hiérarchie de l’Église. Il leur revient de souffrir pour maintenir la vraie foi dans l’Église, malgré l’obscurité qui la recouvre, jusqu’au dernier jour. Le jansénisme n’est donc pas seulement une théologie de la grâce : il est aussi un mouvement apocalyptique.