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Il y a bientôt un demi-siècle (c’était en 1977), l’historien Jean Delumeau, déjà professeur au Collège de France, plus tard membre de l’Institut (en 1988) et presque centenaire (né en 1923, il est décédé en 2020), publiait chez Hachette un essai au titre provocant : Le Christianisme va-t-il mourir ? Sa réponse était bien moins alarmiste. Elle peut se résumer en une citation (p. 149) : “Le Dieu des chrétiens était autrefois beaucoup moins vivant qu’on ne l’a cru et qu’il est aujourd’hui beaucoup moins mort qu’on ne le dit.” Le grand spécialiste de La Peur en Occident (qu’il voyait culminer entre le XIVe et le XVIIIe siècle dans un gros ouvrage sorti chez Fayard en 1978) dirait-il autre chose à présent que l’indifférence et l’analphabétisme religieux ne cessent de progresser de façon apparemment implacable ?
Sans doute n’y a-t-il effectivement pas lieu de faire de l’époque de la chrétienté ou d’avant Vatican II un âge d’or malheureusement révolu, où la croyance et l’appartenance à l’Église étaient largement majoritaires. Cette nostalgie ne conduit qu’à tout miser en esthétique sur un style néogothique et intellectuellement sur une scolastique néothomiste, mais cette architecture systématisée et mécaniquement symétrique n’a pas la souple variété ni la créativité des cathédrales médiévales. Et ce système philosophico-théologique qui se veut intemporel évacue sans les prendre en compte, comme le faisait pourtant saint Thomas d’Aquin, les difficultés soulevées par les recherches du moment.
Ignorances
Mais il faut aller plus loin, et poser une question qui risque de sembler inconvenante : si la foi n’était autrefois formellement contestée que par de lointains païens, barbares ou sauvages et, à domicile, par des hérétiques dûment condamnés, était-elle pour autant plus profondément, plus intensément, plus authentiquement vécue ? Nous ne pouvons pas le savoir. D’abord à cause d’une ignorance due au manque de données à étudier : en des temps où l’on ne parlait pas de “spiritualité”, bien peu étaient portés à ausculter leurs propres états d’âme et à exhiber leur vie intérieure ; on n’enseignait pas à exprimer et partager ses ressentis.
Cette ignorance de la religiosité intime de nos ancêtres se justifie fort bien par la singularité du rapport de chacun avec Dieu.
Et puis cette ignorance de la religiosité intime de nos ancêtres se justifie fort bien par la singularité du rapport de chacun avec Dieu. Certes, des tiers s’en mêlent forcément, puisque la foi est toujours transmise, et celui qui s’imagine la trouver tout seul l’a tout de même reçue, fût-ce indirectement : il n’a pas pu l’inventer ex nihilo et l’on n’est pas enfant de Dieu sans frères et sœurs (et même pères et mères) dans l’Église. Mais les indispensables médiations sont avant tout instrumentales en vue de la relation personnelle du chrétien avec son Créateur et Sauveur. Et la capacité de raconter et décrire cette communion est elle-même une grâce distincte et non automatique, accordée pour contribuer à la propagation de la Bonne Nouvelle.
Du temps des conformistes…
À quoi il faut ajouter que les dons de Dieu sont pervertis si l’on se les approprie à des fins de jouissance ou pour exercer du pouvoir. C’est ce qui se produit dans le cas des abus (surtout, mais pas uniquement cléricaux) en tout genre. On parle surtout de nos jours de prédations sexuelles et autres emprises manipulatrices. On s’indignait plus autrefois de la simonie, c’est-à-dire du trafic de biens spirituels ou de charges ecclésiastiques. Le fait est que les dons de Dieu libèrent sans rendre infaillible et exposent aux tentations, quand il s’agit aussi bien de les accueillir que de les transmettre afin d’y avoir part en s’offrant soi-même comme et avec lui.
Tout ceci permet de conjecturer que par le passé, les conformismes, les adhésions incomplètes ou superficielles n’ont jamais manqué. Il est impossible de déterminer dans quelles proportions. Ce qui est sûr au moins est que même les plus grands saints n’ont été rendus parfaits que par la miséricorde de Dieu qui a suppléé à ce qui manquait à leurs mérites impuissants à leur valoir la vie éternelle. Et s’il en est ainsi, la pitié divine dans sa gratuité a fort bien (et heureusement !) pu faire grâce à quantité d’individus nettement moins vertueux, mais capables d’un embryon de repentir. Et cette générosité a encore pu bénéficier à d’honnêtes gens que l’autorévélation de Dieu par ses messagers n’a pas atteints dans le concret de l’histoire de sorte qu’ils aient la liberté d’y répondre en connaissance de cause.
Le taux de pratique religieuse observable n’a jamais été le baromètre infaillible de la fidélité de l’Église à sa mission ni de la réussite du dessein de Dieu.
Les statisticiens, sociologues, historiens, archéologues et autres analystes des expressions artistiques et littéraires de la piété vécue travaillent sur des indices visibles et des échos mesurables. Rien de tout cela n’autorise à conclure que le christianisme est sur le point ou bien d’instaurer au moins localement (là où il n’y a quasiment plus de résistance) le règne de Dieu sur terre, ou bien à l’inverse de s’effacer (lorsque ses croyances se marginalisent sans même qu’il soit désormais besoin de les réprimer). En un mot, le taux de pratique religieuse observable n’a jamais été le baromètre infaillible de la fidélité de l’Église à sa mission ni de la réussite du dessein de Dieu. Et il n’y a aucune raison pour qu’il en aille autrement à présent.
… à l’ère des “christianistes”
Il ne s’ensuit cependant pas du tout que la place de la foi dans la société n’aurait guère d’importance. Elle est au contraire vitale puisque, comme on l’a vu, même si Dieu peut sans nul doute se manifester directement à qui il veut, l’idée qu’on se fait de lui est influencée, voire façonnée, et en tout cas précisée par ce qui se dit de lui. C’est pourquoi les chrétiens ne peuvent accepter de renoncer à se faire entendre et à plaider autant qu’il le faut. Il est clair que beaucoup d’indécis sont rebutés quand la figure de l’Église dans les médias et dans la culture est détériorée, ou rendue carrément négative par une propagande hostile ou par des scandales.
Mais souvent, cette image est simplement floue, ne laissant voir qu’une institution gardienne de traditions et d’une morale, avec un patrimoine qui ne lui appartient même plus entièrement. On rencontre ainsi nombre de “christianistes”, selon le joli néologisme forgé par le philosophe Rémi Brague : des gens pour qui le christianisme est un mot en –isme parmi tant d’autres. Celui-là leur inspire quelque bienveillance teintée de nostalgie, pourvu que leurs acquis et leur confort n’en soient pas affectés. Ces “christianistes” se sont manifestés assez massivement après l’incendie de Notre-Dame de Paris en 2019. On peut estimer qu’ils sont les successeurs des croyants passifs dont on ne peut exclure qu’ils aient été jadis légion.
La leçon des catéchumènes
Un phénomène qui a intrigué peut confirmer que l’avenir de l’Église ici-bas ne dépend pas essentiellement de sa cote de popularité : c’est la nette augmentation cette année du nombre de baptêmes d’adultes. Elle ne résulte ni d’un “retour au catholicisme” détecté dans des sondages, ni du succès d’une campagne de communication ou d’une stratégie apostolique. Les motivations semblent avoir été très diverses, au point que l’ingéniosité de l’Esprit saint y est discernable. Mais tous ceux qui ont ainsi non seulement postulé (peut-être sur un coup de tête), mais encore persévéré, sont entrés consciemment dans l’Église telle qu’elle est — c’est-à-dire imparfaite sans que cela compromette sa réalité foncière et non quantifiable, qui se concrétise et s’expérimente à la messe. C’est ce qu’ont pu percevoir ces catéchumènes et qui reste perpétuellement à redécouvrir par tous — y compris les “habitués” —, et c’est pourquoi l’Église ne faillit pas tant qu’elle célèbre l’Eucharistie les portes grandes ouvertes.