Avant que Pierre de Coubertin ne la ramène à la vie, la communauté olympique se caractérisait par un sens communément partagé du dépassement de soi. Comment une telle adhésion a-t-elle pu se créer ? Tout exploit ayant sa part de légende, il faut revenir aux sources de la mythologie. Qu’en était-il à l’origine ? Que disent les Grecs de -776 pour expliquer la création de ce concours sportif panhellénique en l’honneur de Zeus olympien ? Et pour aller plus loin, comment cette allégorie a-t-elle pu inspirer des comparaisons chrétiennes comme celle de saint Paul évoquant la “couronne de l’athlète” qui “termine sa course” après le “bon combat” ?
Pour les beaux yeux d’une princesse amoureuse
Tout commence par un affrontement entre un jeune homme intrépide et un roi invincible pour les beaux yeux d’une princesse amoureuse, comme le rappelle le bas-relief du fronton oriental du temple de Zeus à Olympie. Le roi, c’est Œnomaos, roi de Pise, fils d’Arès et de la pléiade Astérope. Il est non seulement le fils du dieu de la guerre, mais il est, par son père, petit-fils de Zeus et, par sa mère, petit-fils du Titan Atlas : de quoi craindre assez peu de choses ! Pourtant, Œnomaos a appris d’un oracle qu’il serait tué par son gendre.
Or il a une fille à marier, Hippodamie, dont le nom veut dire “la dompteuse de chevaux”, c’est-à-dire celle qui domine, en lui donnant un sens, l’énergie fougueuse des étalons. Pour conjurer le sort, Œnomaos décide de n’accorder la main de sa fille qu’à celui qui le battra dans une course de char. Or les chevaux d’Œnomaos, don de son père Arès, sont imbattables. S’il y a foule de prétendants, ils perdent donc tous l’épreuve. Arrive le héros, celui qui va l’emporter : Pélops, un étranger, prince de Phrygie, fils de Tantale et de la Hyade Dioné, ce qui veut dire qu’il est lui aussi petit-fils de Zeus par son père et petit-fils d’Atlas par sa mère. Tout ça reste en famille ! Voilà un jeune homme bien sous tous rapports qui peut toujours courir pour remporter la main d’Hippodamie. Poséïdon l’aime bien, aussi lui prête-t-il des chevaux ailés. Pélops va gagner la course, à lui la belle princesse !
Oui mais, il y a un hic : éprise du jeune homme, la jeune fille a fait saboter le char de son père pour être sûre qu’il gagnera. L’engin se brise pendant la course et le roi meurt. Cette ruse projette sur la victoire une ombre ténébreuse : oracle, ô désespoir… Les fautes s’entraînant le plus souvent l’une l’autre, Myrtilos, le cocher qu’avait soudoyé Hippodamie, vient réclamer sa récompense : la moitié du royaume de Pise et une nuit avec la belle. D’indignation et de jalousie, Pélops le tue. Or, avant de mourir, Myrtilos maudit Pélops et toute sa descendance. Pour réparer la mort d’Œnomaos, Pélops instaure des jeux funèbres en l’honneur du roi. Mais face à la malédiction du cocher, rien ne pourra empêcher le sort funeste des Atrides, les descendants d’Atrée, fils de Pélops et Hippodamie.
Sortir du cycle de la violence par une course expiatoire
Cette histoire de chevaux, de passion amoureuse qui tantôt galvanise, tantôt fait basculer dans la folie et de rivalité sur fond de généalogie quasi divine suggère une vision de l’homme écartelé entre ciel et terre. Le psychologue Paul Diel a expliqué que pour le Grec, l’être humain est déchiré par un combat intérieur : invité à vivre une vie conforme au règne de Zeus, où l’esprit exerce pleinement sa fonction d’harmonisation des désirs humains, il est soumis aussi aux forces sauvages de la nature que sont les Titans, alliés de Chronos, qui l’entraînent dans un désir insatiable et multiforme, abêtissant. Dans ce récit fondateur, le roi de Pise est bien établi, sa fille est belle, le prétendant est noble et courageux, mais… lorsque la peur d’être dépassé par un plus jeune aveugle au point de faire oublier la loi de la vie, lorsque la mécanique de la passion s’emballe au point de faire courir un risque de mort à son père, lorsque la rage devant l’impudence d’une demande pousse au meurtre, alors la sarabande des démons a gagné.
Le mythe grec montre le sens que l’on peut donner au sport : une performance physique, certes, mais au service d’une ambition.
Pour sortir du cycle infernal, les Grecs ont trouvé une solution : la course expiatoire en l’honneur de Zeus Olympien, le dieu au-dessus de toutes les passions, en appui sur un culte au temple. Si la peur, le désir et la ruse ont entraîné la mort, le courage, la maîtrise de soi par l’entraînement et le dévouement pour l’honneur de sa cité donneront gloire et paix. Les citoyens, purifiés par le culte, seront réorientés vers l’harmonie des désirs sublimés, par le biais de l’activité suprême des dieux : le jeu. Ainsi naquirent les premiers J.O. !
Au chrétien, le mythe apparaît comme une pierre d’attente
Le mythe grec montre le sens que l’on peut donner au sport : une performance physique, certes, mais au service d’une ambition, celle de sortir de la pesanteur des instincts insatiables par la mise à l’épreuve du corps pour le ramener par la juste liaison avec l’esprit, à l’apothéose. À l’homme de l’ère chrétienne, le mythe apparaît comme une pierre d’attente du témoignage évangélique, une prémonition de la Rédemption par le Christ.
Pélops instaure des jeux funèbres pour réparer les crimes commis car il a bien conscience qu’il faut sortir des ténèbres où l’on fait entrer sa passion et celle d’Hippodamie. De même qu’il a conscience que purifier les passions nécessite de mortifier le corps où se livre le combat intérieur. Mais le héros grec, même petit-fils de Zeus, n’a pas les moyens de rompre le cycle de la violence, car il porte en lui une connivence avec les Titans et la malédiction de Myrtilos frappera sa descendance. Seul le Christ, parfaitement Homme et Dieu, pourra accomplir en son corps la Résurrection et amener l’humanité au pardon, l’ouvrant à l’Espérance. Le sportif, lui, devient celui qui, par l’endurance, l’exercice de son corps, la foi en la victoire, pratique une forme de résurrection au quotidien.