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La foi a-t-elle besoin d’une civilisation ?

mężczyzna modli się w kościelnej ławce

Gorodenkoff | Shutterstock

Jean Duchesne - publié le 14/05/24

L’universalisme de la civilisation occidentale est aujourd’hui contesté par l’islam, la Russie, la Chine, l’Inde, l’Afrique… Reste à tirer parti des ressources de la catholicité, défend l’essayiste Jean Duchesne, et d’abord à résister à la tentation de la privatisation du religieux.

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Le mot “civilisation” est apparu du XVIIIe siècle pour désigner ce qui élève, au-dessus de l’état animal, primitif, sauvage ou barbare, les sociétés humaines développées, organisées selon des lois, règles et traditions justifiées et entretenues par des croyances, connaissances et compétences partagées. Ces sociétés possèdent une implantation spatiale (géographique) et temporelle (historique), mais aussi une tendance à l’expansion sans borne prédéfinie : prétention de constituer un modèle qui peut, voire doit s’imposer au-delà de l’aire comme de l’ère où il règne, en tout cas par-delà les cités et les nationalismes, en un impérialisme culturel et pas seulement militaro-politico-économique. Ainsi, la civilisation grecque ne se limite pas à Athènes, et l’Empire romain (qui reste une référence en Europe précisément jusqu’au temps des “Lumières”) déborde largement de l’Urbs et même de l’Italie. 

De la “fin de l’Histoire” à la “mondialisation”

À partir du XIXe siècle, la civilisation dite occidentale (d’Europe, et d’Amérique du Nord depuis le XXe siècle, avec des succursales dans l’hémisphère sud, en Australie et en Nouvelle Zélande) est dominante, grâce au progrès scientifique et technologique, à l’industrialisation, à l’urbanisation, à la colonisation… Une civilisation se pose comme la civilisation. Ses tensions et rivalités internes (dues pour une bonne part aux idéologies suscitées par ses avancées économico-sociales) ont entraîné deux guerres dites à juste titre mondiales, prolongées jusqu’en 1989-1990 par une “guerre froide”. La victoire de ce que l’on peut appeler le libéralisme (sous ses trois aspects : politique, économique et moral) a inspiré l’illusion d’une “fin de l’Histoire” (Francis Fukuyama, 1992), ou du moins d’une “mondialisation” (en anglais globalization), qui serait une conformation générale au modèle occidental.

Cette ambition a vite été ruinée. D’abord par les attentats terroristes du 11 septembre 2001, qui ont donné du crédit à l’intuition de Samuel Huntington en 1996 d’un inévitable “choc des civilisations” : révolte de l’islam et de la civilisation musulmane contre l’insolente suprématie de l’Occident. L’affrontement a été compliqué par les ambitions de la Chine post-maoïste, le rejet russe du libéralisme, l’instabilité des États-nations post-coloniaux en Afrique et aussi (bien qu’à un degré moindre) en Amérique latine, et maintenant l’émergence du nationalisme indien (et hindouiste). Aucun de ces nouveaux pôles ne se présente comme une civilisation ni donc ne propose des normes ou “valeurs” transculturelles et exportables.

Mortelles et en tout cas malades

Simultanément, le bloc occidental est ébranlé : son leader américain est lui-même déchiré entre un “wokisme” qui renie son passé et un populisme qui verse dans l’isolationnisme. C’est donc l’utilité et même la possibilité de la civilisation qui sont mises à mal. L’ONU était censée être le forum ou le parlement des pays civilisés — c’est-à-dire tous —, mais ne manifeste que son impuissance. On sait, depuis Paul Valéry (1919), que “les civilisations sont mortelles”. Le docteur Freud a diagnostiqué un “malaise dans la civilisation” (1929). On relève à présent en Occident, inventeur de la civilisation, des signes de déclin, de décadence, de maladie peut-être terminale. Le symptôme déclaré le plus net est le dérèglement climatique provoqué par l’incontinence technologico-industrielle et consumériste.

Mais la foi chrétienne peut-elle se contenter d’un tel constat, autrement dit se passer de civilisation ? L’idée de civilisation est apparue avec la “Modernité”, alors que s’engageait un processus de déchristianisation. L’Occident, en tant que civilisation, s’est construit en entendant dépasser et périmer la chrétienté médiévale. Mais celle-ci ne s’est jamais identifiée comme une civilisation et cette notion lui est restée extrinsèque, comme d’ailleurs une bonne partie du reste du monde et de l’histoire antérieure. Les imperfections, insuffisances et inconvénients (d’un point de vue chrétien aussi bien qu’humain) des sociétés européennes régentées par l’Église au Moyen Âge ont été amplement dénoncés (Emmanuel Mounier, 1950). Et beaucoup de croyants en Occident se satisfont aujourd’hui d’une religion personnelle et privée — qui ne gêne aucunement ni les incroyants ou mal-croyants désormais majoritaires à domicile, ni ailleurs les adeptes d’autres religiosités.

La foi : privée et publique

Le principal argument théologique contre l’imprégnation d’une société par le christianisme est que cela ne suffira jamais à instaurer le règne de Dieu sur terre. L’intégration sociale de l’Église a de fait pu se transformer en ruineuse dépendance aussi bien qu’en scandaleux abus de pouvoir et violations de la liberté religieuse. Il n’empêche que la foi exige, pour être pleinement vécue, d’être partagée, et qu’elle ne peut être reçue que si elle est transmise et soutenue socialement, publiquement — et non uniquement à un niveau individuel. 

La lumière n’est pas donnée pour être mise sous le boisseau.

La clandestinité est assurément un obstacle à sa propagation et requiert même un héroïsme qui tend à la réduire à un élitisme contraire à la mission donnée par le Christ aux siens : baptiser non pas des happy few en catimini, mais des nations entières (Mt 28, 19) — ce qui éclaire de façon aujourd’hui embarrassante les conversions de peuples complets à la suite de leurs souverains. Mais la lumière n’est pas donnée pour être mise sous le boisseau (Mc 4,21). Toute société humaine peut, voire doit être critiquée au nom de l’Évangile. La dissidence n’est cependant qu’un moyen circonstanciel, une étape, non une fin en soi, et la communion la plus large possible est à désirer et mettre déjà en œuvre afin d’être parachevée (et non parachutée comme étrangère) au Jour dernier.

La vision catholique du monde

La liberté religieuse (de conscience, de culte et de témoignage) pour tout être humain est donc pour un chrétien le minimum à revendiquer. La préservation du patrimoine en Occident (cathédrales, abbayes, œuvres d’art des musées exprimant et nourrissant la piété) n’y suffit certainement pas. Car plus décisive est la conception de l’humanité, de sa dignité et de ses fragilités, de sa vocation et de ses tentations, qui façonne les mentalités et sous-tend les choix collectifs. L’anthropologie chrétienne peut en effet être prise en compte ou écartée dans les actuelles évolutions dites sociétales (avortement, conjugalité, fin de vie). De même et inséparablement, son rôle au fil de l’histoire dans l’humanisation des sociétés (égalité entre les races, les classes et les deux sexes, solidarité, intendance inventive et responsable de la création) peut être reconnu ou occulté.

On peut dès lors se demander si la notion de civilisation, avec la vision du monde qu’elle implique (en allemand Weltanschauung), n’a pas pris forme, à l’orée d’une phase de sécularisation, comme substitut hâtif d’un aspect encore incomplètement assumé de la foi chrétienne : la catholicité. Celle-ci n’est pas l’uniformité. Elle transcende sans les abolir les nations, les cultures et les langues, les contextes et jusqu’aux individualités. Elle intègre dans une communion dont le principe est l’accueil libérateur de l’initiative divine. S’ouvrant sans a priori à l’humanité entière, elle exclut toute hégémonie temporelle. Elle inscrit aussi le présent dans l’Histoire, avec son passé contrasté et un terme qui stimule l’espérance. À l’heure où l’on se demande où va la civilisation, voire ce qu’il en reste, la catholicité est une ressource à explorer et exploiter.

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