Pour qu'Aleteia poursuive sa mission, faites un don déductible à 66% de votre impôt sur le revenu. Ainsi l'avenir d'Aleteia deviendra aussi la vôtre.
*don déductible de l'impôt sur le revenu
En tant que phénomène humain, la religion est un objet de connaissance. Bien sûr de l’intérieur d’abord : pour les pratiquants, et au premier chef les spécialistes des doctrines et du culte. Mais tout cela intéresse aussi au dehors, en raison de répercussions manifestes dans la vie sociale. Et en retour, le monde profane analyse avec ses propres moyens et méthodes les croyances et les comportements que celles-ci engendrent. Ainsi, philosophes, psychologues, historiens, sociologues proposent leurs interprétations. Sans parler des érudits qui décortiquent les textes sacrés et des historiens qui étudient l’impact des religions au fil des siècles. Et sans oublier les arts et la littérature où s’expriment convictions et intuitions spirituelles.
Le “fait religieux” et les sciences “dures”
Les sciences dites dures s’en mêlent également. Ce fut un temps, quand la sécularisation s’est développée, pour disqualifier certaines affirmations théologiques, si ce n’est toutes. Il arrive aujourd’hui que ce soit à l’inverse pour restaurer leur crédibilité, comme par exemple dans le livreDieu, la Science, les Preuves. Mais un autre type de savoir se penche depuis peu sur le “fait religieux”. Il s’agit de l’économie. Le professeur britannique Paul Seabright (né en 1958), formé à Oxford, ayant enseigné à Cambridge puis en divers pays d’Europe, en Inde et à présent à Toulouse, vient de publier aux États-Unis (Princeton University Press) The Divine Economy : How Religions Compete for Wealth, Power, and People (L’Économie du bon Dieu : les religions sur le marché des richesses, du pouvoir et de l’influence).
Paul Seabright n’est pas le premier ni le seul à examiner la religion d’un point de vue d’économiste : comme il fallait s’y attendre, des Américains sont déjà au travail. Le plus connu est Laurence Iannacone (né en 1954), de l’université Chapman (près de Los Angeles), après avoir été à George Mason (près de Washington). Il a publié quantité d’articles dans des revues académiques, mais pas de livre grand public. On pourrait juger que l’économie, discipline universitaire relativement récente, dont la scientificité est parfois contestée et qui porte essentiellement sur du matériel et temporel, insensible au spirituel, est un outil inadéquat, voire sacrilège, et en tout cas inutile pour s’occuper de religion.
L’intuition d’Adam Smith
Il y a pourtant là des perspectives qui ne sont pas sans pertinence. Pour commencer par le plus platement quantitatif, les statistiques si prisées aux États-Unis montrent que là-bas les institutions religieuses ont au total des revenus (non imposables) supérieurs à ceux de Microsoft et Apple réunis. Cela en soi suffit à éveiller l’intérêt des économistes. Or ce n’est pas étonnant. Car d’après le professeur Iannacone, Adam Smith (1723-1790), Écossais pionnier des théorisations économiques, l’avait déjà bien vu dans son fameux essai de 1776 (l’année de la Révolution américaine) Sur la nature et les causes de la richesse des nations.
Adam Smith était au départ philosophe et son premier ouvrage avait été une Théorie des sentiments moraux (1759). Il y soutenait que les relations humaines sont rendues fructueuses par la sympathie, c’est-à-dire le partage des sentiments d’autrui. C’est l’intuition qu’il prolonge dix-sept ans plus tard quand il réfléchit aux échanges de biens et de services : le partage de craintes et d’aspirations, dit-il, est un moteur non moins puissant que l’intérêt calculable et s’y combine assez facilement. La communion que nourrit la foi n’est pas si loin.
Le marché religieux
Les économistes contemporains qui s’intéressent à la religion adaptent cette approche au contexte actuel. La sécularisation et la mondialisation, font-ils valoir, mettent les religions en concurrence sur le marché des croyances et autres sécurisations identitaires ou affectives. L’offre se maintient sans peine, car la demande ne faiblit pas. Sous ce rapport et à l’échelle planétaire, l’indifférence religieuse en Occident, même si elle augmente, est un phénomène minoritaire dans des zones en décroissance démographique.
Pour en rester aux chiffres, il y a aujourd’hui environ 8 milliards d’êtres humains sur terre. Parmi eux, et à la louche, 2,4 milliards de chrétiens, dont 1,3 de catholiques ; 2 milliards de musulmans ; 1,2 milliard d’hindouistes ; 500 millions de bouddhistes… Les adeptes d’autres croyances et piétés, toutes régionales, sont 800 millions (10% de la population mondiale). Les “sans religion” sont 1,1 milliard, dont 90% d’agnostiques ou simplement déistes. À peu près sept êtres humains sur huit sont donc religieux, et il n’est pas étonnant qu’un fait aussi massif ne soit pas autonome, mais en interaction avec la demande et l’offre de biens quantifiables.
Multinationales et “franchises”
La diversité des situations, explique Paul Seabright, entre assez bien dans les catégories économiques. Les “grandes” religions ressemblent un peu à des entreprises multinationales : elles ont à “vendre” — ou du moins placer — une gamme de “produits” déjà réputés (la vérité sur la vie et la mort, une espérance, des recettes sous forme de préceptes…), des “vendeurs” (clergé, prosélytes), des réseaux de distribution bien établis, avec pignon sur rue (églises, mosquées, temples, écoles, hôpitaux…) et des implantations culturelles en pratique indéracinables (dans les arts, les traditions et le droit).
Les trois principales religions voient aussi leurs “fonds de commerce” exploités par des “franchises” plus ou moins admises ou rebelles et concurrentes.
Les trois principales religions voient aussi leurs “fonds de commerce” exploités par des “franchises” plus ou moins admises ou rebelles et concurrentes : orthodoxes et protestants chez les chrétiens majoritairement catholiques ; chiisme du côté de l’islam à 85% sunnite ; sept hindouistes sur dix sont vishnouistes, mais un sur quatre est shivaïste. L’économie a son interprétation de ces séparations : ainsi, la Réforme met fin au monopole de l’Église romaine en installant des fournisseurs plus proches et plus souples de prestations comparables.
Des Pères de l’Église aux “plateformes” numériques
Enfin, le catholicisme et l’islam sunnite fonctionnent d’une manière implicitement reprise par des “plateformes” numériques comme Airbnb, Alibaba, Amazon, Facebook ou Netflix. Ce ne sont pas de simples sites Internet qui retiennent une clientèle en procurant informations et instructions de même qu’un fabricant fidélise les acheteurs de sa production. Ce sont plutôt des “lieux” immatériels mettant en relation entre eux des utilisateurs qui en tirent profit. L’économie montre ici que la religion n’est pas une industrie, contrairement au spectacle — exemplairement le cinéma hollywoodien, et également la création artistique contemporaine.
Le phénomène religieux ne peut évidemment pas être réduit à ce dont peut rendre compte l’économie. Celle-ci peut cependant aiguiser le regard. D’abord en relevant la solidité globale de la demande : le marché du religieux n’est déprimé qu’en Occident. Ensuite, cette approche profane n’est pas étrangère à la foi chrétienne. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire le stimulant Travailleuses, travailleurs ! Les Pères de l’Église et l’économie (Salvator, 2023) de Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire du christianisme antique à la Sorbonne. Restera alors à ne pas oublier que l’évangélisation ne consiste pas à ajuster l’offre aux attentes, mais à ne pas laisser celles-ci se satisfaire d’un peu de bien-être immédiat (voir Dt 8, 3 et Mt 4, 4).