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Antigones de l’Évangile, elles ont arraché des innocents aux bourreaux nazis

Milena Jesenská (1896-1944) et Margarete Buber-Neumann (1901-1989)

Palmyre Quennec I Domaine public

Milena Jesenská (1896-1944) et Margarete Buber-Neumann (1901-1989).

Denis Lensel - publié le 30/05/24

Dans "Les Antigones de l’Évangile", Denis Lensel raconte l’histoire de ces femmes qui ont puisé dans leur foi la force de résister. Parmi elles, au cœur de l’Europe d’Hitler et de Staline, Margarete Buber-Neumann et Milena Jesenska, déportées au camp nazi de Ravensbrück, ont pris des risques inouïs pour arracher des mains de leurs bourreaux des innocents destinés à la mort.

Héroïne de l’Antiquité grecque, l’Antigone de Sophocle disait à son bourreau le tyran Créon : “Je ne suis pas née pour haïr, je suis née pour aimer”. Au XXe siècle, des Antigones modernes ont suivi cette voie, elles aussi au péril de leur vie : dissidentes au sens russe du mot, elles ont “pensé autrement” que les ténors du despotisme moderne. L’Allemande Margarete Buber-Neumann a apporté un témoignage capital contre les entreprises totalitaires de déshumanisation. 

Moments de grâce au Goulag

En arrivant en 1940 au camp de Ravensbrück, Margarete a elle-même déjà fait l’expérience du Goulag soviétique au Kazakhstan, où elle a failli mourir de faim. D’abord belle-fille du philosophe juif Martin Buber, traducteur de la Bible, elle est aussi la veuve de Heinz Neumann, un ancien haut dirigeant de l’Internationale communiste arrêté à Moscou sur ordre de Staline lors de la grande Terreur de 1937. Arrêtée à son tour, Margarete est condamnée à cinq ans de camp de travail “correctif” comme “élément socialement dangereux”. Elle est déportée dans le complexe concentrationnaire de Karaganda. Les détenus y vivent au milieu des détritus… Les femmes transportent des sacs pesant jusqu’à un quintal… Les refus de travail sont punis de mort. Les délateurs sont nombreux : “Ici, on ne peut même pas se fier aux murs”, dit une codétenue. Tombée malade, Margarete crache du sang, et ne se rétablira qu’avec peine.

Cependant, elle connaît des moments de grâce inespérés : un jour, un garde à cheval prend tous les risques pour apporter du pain et du sucre à un groupe de détenues affamées. Alors qu’il faut piocher sous un soleil de plomb, la voyant épuisée, un jeune Lituanien échange discrètement son sillon avec elle. Restant à part, deux religieuses orthodoxes chantent des hymnes religieux : se souvenant de bribes d’éducation catholique, Margarete entonne pour elles un cantique à la Vierge Marie.

Livrée par Staline à Hitler 

En août 1939, après le Pacte germano-soviétique, Hitler et Staline échangent leurs prisonniers politiques. Margarete est livrée à la Gestapo : une fois revenue en Allemagne, elle est expédiée au camp de concentration de Ravensbrück. Elle cherche à avoir des nouvelles de son époux Heinz : en cette fin d’été 1939, “personne ne l’a vu ni dans un pénitencier, ni dans un camp”…

À Ravensbrück, on s’emploie à arracher aux détenus leur dignité humaine. Ils subissent des punitions, de la privation de nourriture à la réclusion au cachot dans le “bunker” et à la bastonnade. Les SS veulent dresser des détenues à asséner comme eux des coups de fouet à leurs compagnes d’infortune, moyennant une ration supplémentaire. Une ancienne prostituée, Else Krug, refuse en s’exclamant : “Jamais je ne frapperai une autre détenue…” Le commandant du camp la condamne aussitôt à mort.

Milena, “un être libre parmi les humiliées”

“Milena de Prague”, une détenue à l’allure étonnamment dégagée se présente ainsi à Margarete Buber-Neumann. “Une personnalité qu’on n’avait pas brisée, un être libre parmi les humiliées”, telle est l’impression que cette femme tchèque lui donne aussitôt. Fille d’un grand médecin luthérien, Milena a perdu sa mère très tôt, à l’âge de 13 ans, après la mort d’un frère cadet. Intrépide mais despotique, son père l’élève à la dure. Cosmopolite, elle fréquente les intellectuels allemands et juifs. Elle se lie d’amitié avec l’écrivain Franz Kafka. À 20 ans, elle se marie et part vivre à Vienne. C’est pour subir de multiples infidélités dans une grande précarité matérielle. Elle bascule un moment dans la toxicomanie.

Quand nous aurons retrouvé la liberté, nous écrirons un livre ensemble.

Cependant, Milena accouche d’une petite fille, mais, atteinte d’une septicémie, elle en sort handicapée, avec une jambe raide. À ses yeux, “pour que le mariage ait un sens, il doit être fondé sur une base plus large et plus réelle que l’aspiration au bonheur”. Elle prône “la décence à l’égard de l’autre, la véracité, le foyer, la fidélité, l’amitié”. Elle lance cette exhortation à ses lecteurs : “Grand Dieu, n’ayons pas peur d’un peu de souffrance et de malheur…” De retour à Prague, elle est devenue une journaliste réputée. Elle entre au Parti communiste tchèque, mais rebelle à tout conformisme, s’en fait exclure en 1936.

Collaboratrice de Kafka

Milena Jesenska collabore comme traductrice avec Franz Kafka, ce ténor juif de l’ironie et de l’indépendance d’esprit qui a écrit Le Procès et Le Château : ces textes prophétiques font pressentir les cauchemars politiques des bureaucraties totalitaires du XXe siècle naissant… Milena voit en Kafka “une pureté spirituelle qui l’éloignait de tout compromis” et “le sentiment de l’irrévocable nécessité de la perfection et de la vérité”. Comme journaliste, elle met en garde ses compatriotes tchèques contre le danger de l’invasion de leur pays par l’Allemagne nazie. Résistante à Prague dès l’invasion de 1938, elle cache et fait passer à l’étranger des juifs et des officiers. Arrêtée en 1939 par la Gestapo, elle est déportée elle aussi à Ravensbrück. Jeune mère, elle a cruellement conscience de laisser derrière elle une enfant condamnée à devenir orpheline. À Ravensbrück, bientôt, Milena dit à sa nouvelle amie Margarete : “Quand nous aurons retrouvé la liberté, nous écrirons un livre ensemble.” Elle est la première à mûrir le projet d’un ouvrage sur les camps des deux systèmes totalitaires, avec leurs entreprises parallèles de réduction en esclavage de millions d’êtres humains. 

Au cours de l’après-guerre, Margarete va écrire ce livre que Milena avait souhaité publier sur la réalité des systèmes concentrationnaires jumeaux nazi et stalinien.

Russophone, Margarete devient la secrétaire-interprète de la surveillante-chef SS Johanna Langefeld. Cette femme tranche étrangement avec l’inhumanité des camps nazis : elle ne frappe jamais personne et ne crie pas… Elle exprime son aversion pour les dirigeants SS du camp… Elle va jusqu’à déchirer des rapports, et relève de ses fonctions une gardienne trop brutale… Revenue d’un stage à Auschwitz, cette Langefeld confie un jour à Margarete qu’elle a découvert là-bas “la chose la plus horrible qu’un être humain puisse imaginer”, les chambres à gaz et les fours crématoires fonctionnant à une échelle industrielle.

Faire cesser les crimes d’un médecin nazi

Comme employée à l’infirmerie du camp, Milena découvre bientôt les crimes lucratifs du médecin SS Rosenthal : chaque nuit, ils tue des malades qui ont des couronnes ou des prothèses dentaires en or, dont il fait un commerce clandestin. À ses côtés, une complice, étrange sage-femme, noie les nouveau-nés des détenues enceintes dans un baquet. 

En 1942-43, on fait subir des opérations expérimentales à des déportées polonaises condamnées à mort. En avril 43, Margarete en avertit la surveillante Langefeld, qui en fait immédiatement rentrer deux dans leur baraque : peu à peu, leurs interventions sauvent la vie de soixante-quinze détenues. Avec une audace stupéfiante, Milena va voir le représentant de la Gestapo : supposant — à juste titre — qu’il n’est pas au courant, elle lui révèle l’odieux trafic d’or du médecin SS… Pari gagné : le policier décide de faire arrêter ce praticien perverti et vénal. Margarete et Milena ont préservé momentanément des bébés menacés d’infanticide. Mais ces bébés, le chef du camp nazi refusera ultérieurement de les faire nourrir…

La répression des SS et la mort de Milena

Cependant, on a expédié Margarete dans le “Bunker” de la faim, où on lui administre la bastonnade. Quant à la surveillante SS atypique Langefeld, le lendemain de l’incarcération de Margarete, elle est assignée à résidence. On l’accuse d’être devenue “un instrument des détenues politiques”. Après cinquante jours d’interrogatoire, jugée incapable d’être une vraie tortionnaire, elle est chassée de son emploi. On lui enlève son enfant. Quelque temps plus tard, Milena Jesenska tombe gravement malade. À l’infirmerie, elle récite un Notre Père. Elle meurt peu après.

Au cours de l’après-guerre, Margarete va écrire ce livre que Milena avait souhaité publier sur la réalité des systèmes concentrationnaires jumeaux nazi et stalinien. En 1949, elle apporte déjà un témoignage décisif au procès Kravtchenko, intenté à Paris par des intellectuels communistes à un dissident soviétique accusé de calomnier le “paradis socialise” de Staline… Après avoir adhéré au Parti chrétien-démocrate allemand de la CDU, elle meurt trois jours avant la chute du Mur de Berlin… Son témoignage vécu aura été un service majeur pour la liberté du monde.

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FemmesHistoireNazismeSeconde guerre mondiale
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