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On a un peu reparlé de Jean Daniélou cinquante ans après sa mort brutale, à 69 ans, le 20 mai 1974, dans des circonstances qui ont donné lieu à des insinuations et des ricanements. Ceux-ci sont ressortis à l’occasion de cet anniversaire et, comme il y a un demi-siècle, ils renseignent davantage sur des obsessions où l’anticléricalisme découle assez logiquement d’un acharnement à réduire l’homme à son animalité que sur ce qui a pu provoquer la crise cardiaque fatale. Son décès n’aurait pas suscité tant de persiflages s’il ne s’était pas déjà imposé et n’avait pas du coup, fatalement, indisposé. Comme théologien pratiquant et prônant un ressourcement biblique et patristique, il a agacé les conservateurs crispés sur la néo-scolastique concoctée pour résister au modernisme, puis les progressistes s’imaginant que Vatican II avait été une rupture. Au concile, il a activement contribué à la constitution Dei Verbum sur la Révélation, qui reprend ce qui est peut-être une des clés de sa pensée jugée provocante jusqu’en dehors de l’Église : Dieu transcendant est connaissable parce qu’il prend l’initiative de se manifester, et c’est ainsi que la Vérité n’est plus une simple idée, mais devient concrètement accessible. C’est le thème de son essai justement intitulé Scandaleuse Vérité (Fayard, 1961).
Pasteur et pédagogue
Car le père Daniélou n’a pas été qu’un spécialiste de l’Antiquité chrétienne, reconnu par ses pairs et auteur de livres qui se sont bien vendus chez les croyants désireux de mieux saisir la cohérence et la pertinence de leur foi. Il a de plus été un pasteur et un pédagogue, attentif non seulement aux demandes explicites de ses étudiants et des autres groupes et communautés dont il était l’aumônier, mais encore à leurs besoins pas toujours conscients et aussi à ceux du monde sécularisé, où la perception du christianisme est souvent tronquée ou faussée.
Cet effort commence très tôt. Dès 1948, alors que le pays cherche à reconstruire son identité et que se déploient les ambitions du marxisme, c’est Culture et Mystère : la raison française devant la transcendance (Éditions universitaires ; rééd. Ad Solem, 2011). Suivent (entre autres) Essai sur le mystère de l’histoire (Seuil, 1953 ; rééd. Cerf, 2011), Dieu et nous (Grasset, 1956), Évangile et Monde moderne (Desclée, 1964). Les ébullitions postconciliaires et les “événements” de Mai 68 inspirent ensuite une rafale de publications : L’Avenir de la religion (Fayard, 1968), Tests et Nouveaux Tests avec entre deux La Foi de toujours et l’Homme d’aujourd’hui (Beauchesne, 1968, 1969, 1970), Autorité et Contestation dans l’Église (Martingay, 1969), La Crise actuelle de l’intelligence (Apostolat des Éditions, 1969).
Par-delà les alternatives du moment
Viendront encore en 1972 La Culture trahie par les siens (L’Épi) et Pourquoi l’Église (Fayard), et posthumément Contemplation, croissance de l’Église (Fayard, 1977). Au milieu chronologique et barycentrique de cette production apologétique (au meilleur sens du terme : didactique et non polémique), se trouve L’Oraison, problème politique (Fayard, 1965, réédité après Mai 68, et au Cerf en 2012). C’est là qu’est le plus nettement formulé le “message” du père Daniélou à ses contemporains, comme lui-même le dit dans ses Mémoires, sous-titrés Et qui est mon prochain ? et édités après sa mort chez Stock fin 1974 par Françoise Verny (1928-2004), “papesse” du petit monde de l’édition parisienne dans le dernier tiers du XXe siècle.
Le père Daniélou se garde bien de valider tous ces mots en -isme ou le mythe du Progrès, et soutient simplement que l’enjeu est que la civilisation se mette au service du bien commun.
L’habileté, l’originalité et la lucidité (tout cela en même temps) du jésuite patristicien consiste à déplacer l’alternative qui divise alors en Occident aussi bien les chrétiens que les autres : individualisme libéral ou étatisme socialiste ? Consumérisme ou marxisme (tiraillé entre stalinisme et maoïsme) ? Le père Daniélou se garde bien de valider tous ces mots en –isme ou le mythe du Progrès, et soutient simplement que l’enjeu est que la civilisation, désormais dominée par la technique (du côté capitaliste autant que dans le camp communiste), se mette au service du bien commun. Ce qui est bon pour tous va selon lui bien au-delà de la sécurité physique et matérielle poussée jusqu’au confort, et doit aussi permettre et même favoriser, voire stimuler le dépassement des contingences qui est le propre de l’homme et fait sa dignité.
Provocation et défi
C’est cette dimension spirituelle que Jean Daniélou, en une provocation délibérée, appelle “l’oraison”. Cela peut surprendre, car il s’agit, dans la mystique spécifiquement catholique, une ouverture intérieure à Dieu, en une prière pas forcément formalisée. C’est plus qu’une théorie ou une recette : une démarche, une activité, une dynamique, une relation… Elle est paradoxale car, bien qu’éminemment personnelle, intime même, la libération qu’elle opère ne supprime pas les conditionnements comme par la magie d’une désincarnation, et au contraire conduit nécessairement à un travail sans relâche sur les cadres de vie, afin que ceux-ci soient non pas des oubliettes abusivement prises pour des refuges, et bien plutôt des supports et des tremplins d’où l’on grandit et s’élève sans subir ni s’évader dans une espèce d’angélisme.
C’est en ce sens que l’oraison est un “problème” ou (peut-être plus exactement) un défi politique, une exigence vitale dans l’organisation et la gestion de la société. Cela requiert d’abord la liberté religieuse, ensuite que cette liberté s’exerce publiquement (et pas seulement en privé), sans que pour autant le spirituel soit intégré et dès lors assujetti à l’appareil étatique. Et cela suppose encore qu’aucune civilisation ne peut se dire pleinement chrétienne jusqu’à l’achèvement de l’Histoire au retour du Christ, mais que, pour les laïcs baptisés, l’engagement dans le monde, fût-il apparemment vain dans l’immédiat, est un devoir et non une option.
Après de Lubac et Mounier
Les thèses développées là par le père Daniélou sur la place et la mission de la foi dans la cité ne sont évidemment pas sans précédent ni analogue. On les trouve déjà dans Catholicisme (1938) du père Henri de Lubac (1896-1991), dont le sous-titre est Les Aspects sociaux du dogme, et dans “Feu la chrétienté”, conférence d’Emmanuel Mounier (1905-1950) en 1949, dont le sujet était au départ “Christianisme et civilisation”. Mais L’Oraison, problème politique est sans doute des trois le texte qui reste le plus “parlant” aujourd’hui, car il n’a pas été rédigé par un patrologue ou un philosophe, mais est la transcription révisée et structurée d’innombrables interventions orales, affinées dans l’écoute et le dialogue, d’un homme dont saint Paul VI avait assurément les meilleures raisons de faire un successeur des apôtres.