Qui peut refuser de voir que nous sommes immergés dans ce temps de la “post-vérité” ? Celui où l’idée serait supérieure à la réalité, où les opinions, les idéologies, les émotions, les croyances finissent par l’emporter sur la réalité des faits, des choses et des événements. Nous vivons une époque où la vérité, ou plutôt la quête de la vérité, n’est plus aimée ni recherchée. C’est comme si la vérité ne comptait plus. Nous baignons dans l’individualisme et le relativisme. “Moi-je.” “À chacun sa vérité.” Tout est relatif. Il n’y aurait plus ni bien ni mal, ni vérité absolue, objective. Et cela contribue largement au morcellement de la société, tant le chacun sa vérité nourrit le chacun pour soi.
“Moi, ça ne me dérange pas”
Parole et vérité sont indissociables. Et alors même que fleurissent aujourd’hui censure et autocensure, on ment comme jamais. Et si les mots faux s’accompagnent d’un prétentieux “j’assume !” oral ou non verbal, ils pourront même susciter l’admiration. Une incroyable inversion de valeurs contamine toutes les sphères de notre société. Notons que souvent, il est vrai, un peu de vrai s’émiette en même temps dans le faux. Mais n’oublions pas, le mélange du vrai et du faux est énormément plus faux et toxique que le faux pur, écrivait Paul Valery. C’est si vrai…
La vérité des mots ? On s’en fiche. Seule compte leur efficacité. Certains débats actuels, comme ceux sur le projet de loi sur la fin de vie, désormais suspendu suite à la dissolution de l’Assemblée nationale, ou sur la question transgenre, nous en font la démonstration tous les jours. À une journaliste qui lui faisait remarquer que les promoteurs du texte refusaient d’y nommer euthanasie et suicide assisté ce qui pourtant relève de ces deux actes, Marina Carrère d’Encausse, militante pro euthanasie assumée, explique sur France 5, sans sourciller, que “moi, personnellement, très honnêtement, à partir du moment où cette loi peut être votée, et correspond aux critères que j’espère voir entériner, qu’on ne mette pas dedans euthanasie ou suicide assisté, moi, ça ne me dérange pas. L’important, c’est que cette loi passe. C’est vrai en l’occurrence que ça correspond à une euthanasie ou à un suicide assisté. Si on ne veut pas y mettre ces mots, on met “aide à mourir” […] si les mots permettent de faire passer cette loi, moi, ça ne me pose pas de problème”. Au moins reconnaissons-lui d’annoncer clairement et sans faux semblant ce procédé mensonger…
Inventer des mots-trompeurs
Mal nommer les choses devient une arme de manipulation massive assez répandue. Et cette semaine, la palme de la novlangue revient au député Stéphane Lenormand qui propose, pour que l’ “aide active à mourir” du projet de loi fin de vie soit moins douloureuse à entendre, d’introduire plutôt les termes d’ “interruption volontaire de l’énergie vitale”… Fascinant. Orwell n’a qu’à bien se tenir. C’est 1984 en 2024. Il faut lire ou relire ce roman d’anticipation pour mieux décrypter notre époque. Sa novlangue, langue fictive qu’il a théorisée, repose sur des procédés simples. Réduire le nombre de mots pour réduire les concepts avec lesquels réfléchir, inventer des “mots-trompeurs” qui engendrent la “double pensée”, ce biais étonnant qui force l’esprit à accepter simultanément deux croyances totalement contradictoires. Ou encore imposer l’omniprésence de slogans, en particulier ceux qui déclenchent cette double pensée, pour formater les esprits : “La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.” La semaine dernière, la députée Agnès Firmin-Le Bodo a asséné à la tribune de l’Assemblée nationale que “le choix de légaliser l’aide à mourir demeure résolument une façon de défendre la vie”… Joli !
Dans la bataille sémantique qui se livre, on ne tort pas que les mots. Avec eux bien sûr, on tort aussi les concepts. Jeudi 6 juin dans l’hémicycle, un député a expliqué qu’autoriser l’administration de la substance létale par un proche serait un moyen pour lui de faire son deuil. Tout simplement lunaire. On se souvient des mots poignants de l’écrivain Joseph Macé-Scaron qui a révélé en mars sur CNews qu’il s’était retrouvé acculé à pousser la seringue de morphine pour accélérer la survenue de la mort de sa maman. Trente ans après, il confie que c’est un souvenir auquel il continue de penser chaque jour. “C’est un geste qui me hante. Et qui me hantera toujours.” Un grain de sable qui a enrayé son deuil. Un geste qu’il regrette d’avoir fait. Sur ce même sujet de l’administration de la substance létale par un proche, le rapporteur Falorni évoque un “acte final” pouvant être fait “par amour, par compassion”. Voilà une idée qui se répand. Une idée qui tue. Tuer par amour. Au secours…
Vraie fraternité
Ah, l’amour. On est tous pour l’amour. Sans amour, tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait sonne creux. Mais quand il est dépourvu de vérité, c’est l’amour lui-même qui sonne creux. Il n’est que sentimentalisme derrière lequel chacun mettra ce qu’il veut. On aimerait tant d’ailleurs sentir dans l’hémicycle l’amour du débat, de la quête de vérité et de bien commun, de l’opposant même, pourquoi pas, soyons fous… Ne nous y trompons pas, le joker “amour” ici veut juste mettre sous la cloche des bons sentiments toutes les conséquences néfastes inhérentes à cette funeste loi. Cet amour en étendard vise à attendrir, à aveugler, à embarquer avec lui tous ceux qui ne voient pas quelles injustices on commet en son nom. Par compassion ? Mais l’euthanasie d’un être humain, d’un frère, d’un malade, d’un pauvre, d’un vieillard est en réalité une fausse pitié, et plus encore, une inquiétante perversion de la pitié, une pitié fallacieuse. La vraie compassion rend solidaire de la souffrance d’autrui, mais elle ne supprime pas celui qui souffre ou celui dont on ne peut supporter la souffrance.
C’est à partir d’un amour profond et vrai de tout homme et de toute femme et d’un refus de la souffrance et de l’abandon que se sont développés au fil du temps les soins palliatifs. Et tout ce qui est techniquement et humainement possible pour prendre soin de manière intégrale de celui qui va mourir. “C’est un impératif d’humanité et de fraternité que de soulager la souffrance et d’offrir à chacun la fin de vie la mieux accompagnée plutôt que de l’interrompre par un geste létal”, rappelait récemment les évêques de France dans leur déclaration Ne dévoyons pas la fraternité. “Notre idéal démocratique, si fragile et si nécessaire, repose sur l’interdit fondateur de donner la mort. Plus la solidarité avec les personnes les plus fragiles progressera, plus notre pays avancera sur un chemin renouvelé de fraternité, de justice, d’espérance et de paix.” Et de Vérité, seul Chemin vers la Vie.