Lorsque mère Agnès de Jésus écrivit à Léonie, sa cadette visitandine à Caen, “c’est donc fini ! et cependant il me semble que tout commence”, elle ne croyait pas si bien dire. Qui aurait pu imaginer en effet qu’une carmélite, issue d’un petit monastère normand pauvre et de récente fondation, aurait pu parvenir à une célébrité internationale telle que le Pape suivit, avec une attention particulière, ses derniers instants ?
La mal-aimée de la famille
Deux ans auparavant, le 30 avril 1923, mère Agnès est devenue prieure à vie du carmel de Lisieux par une décision exceptionnelle de Pie XI, en présence du cardinal Antonio Vico, préfet de la congrégation des Rites et ami fidèle de la carmélite. C’était au lendemain du triduum organisé par le monastère lexovien pour la béatification de Thérèse. Deuxième membre de la célèbre fratrie, née en 1861 à Alençon et morte en son carmel de Lisieux à près de quatre-vingt-dix ans, le 28 juillet 1951, Pauline Martin est parfois considérée comme la mal-aimée de la famille.
De son vivant, ses détracteurs l’accusent d’avoir déformé l’image et même les écrits de la sainte. Sans être injustifiée, cette critique n’en demeure pas moins injuste, car c’est bien à celle qui est devenue Agnès de Jésus, à la suite de son entrée au carmel de Lisieux, en 1882, que l’on doit, in fine, la délivrance du message thérésien, avec la publication d’Histoire d’une Âme, un peu plus d’un an après la mort de Thérèse, en octobre 1898. Le travail de rassemblement et d’exploitation des documents laissés par la future sainte est d’autant plus remarquable qu’il fut non seulement réalisé dans un délai particulièrement court (quelques mois) mais aussi, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, par celle qui fut initiée le plus tardivement à l’école spirituelle de la Petite Voie, soit durant les quatre derniers mois de la vie de la benjamine des Martin, entre la fin du mois de mai et le 30 septembre 1897.
Une grande autorité morale
Cette contradiction devint le cœur de l’existence de mère Agnès. Persuadée de l’importance de ce message, elle n’eut de cesse de faire reconnaître celui-ci ainsi que la sainteté de sa petite sœur. Emportée par l’enthousiasme planétaire qui s’empara peu à peu de la figure de Thérèse, tout en essayant de garder, autant que possible, le contrôle d’un phénomène qui la dépassait, mère Agnès de Jésus se mua, progressivement et contre toute attente, en l’une des principales figures de l’Église de France de la première moitié du XXe siècle. Dès lors, son autorité morale, doublée d’un empire économique, ne cessa de s’accroître durant les années qui suivirent le triomphe de la canonisation, en 1925. Elle dialogua avec des personnalités éminentes comme le cardinal Pacelli, élu pape en 1939 sous le nom de Pie XII, et qui tint à poursuivre personnellement, après son élection, la correspondance ouverte avec la carmélite dix ans auparavant, alors qu’il achevait sa nonciature à Berlin.
On aurait tort de réduire l’existence de mère Agnès à la seule dimension temporelle, pour ne pas dire commerciale, de ses entreprises, même si elle fut, en la matière, la digne fille de Zélie Martin.
En parallèle, la marge de manœuvre détenue par la carmélite en raison de la célébrité acquise par son monastère continua de s’élargir à partir de 1925, grâce à un efficace réseau de collaborateurs, stratégiquement placés et jusqu’au cœur des arcanes du Saint-Siège. Défiant l’autorité des principaux responsables de l’Église de France, mère Agnès pu ainsi intervenir ouvertement au cœur des grandes crises qui frappèrent le catholicisme français, avec l’Action française, et européen, avec la guerre civile en Espagne. Naturellement, tout cela ne fut pas sans conséquence pour les carmélites de Lisieux, dont l’équilibre, au cœur de leur vocation contemplative portée par le silence et l’oraison, fut mis à rude épreuve.
Fidèle en amitié
Néanmoins, on aurait tort de réduire l’existence de mère Agnès à la seule dimension temporelle, pour ne pas dire commerciale, de ses entreprises, même si elle fut, en la matière, la digne fille de Zélie Martin. Personnalité sensible, fidèle en amitié, y compris au cœur des circonstances les plus défavorables, notamment durant l’épuration légale qui menaça plusieurs de ses proches, au lendemain de la Libération, la deuxième sœur aînée de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus fut aussi une femme profondément attachée à sa famille de sang, à sa communauté religieuse et au clan rassemblé autour des enseignements de sa benjamine. Plus encore, retracer l’existence de mère Agnès est aussi l’occasion de découvrir et de redécouvrir toutes une galeries de personnages, certains passés à la postérité comme le cardinal Suhard, mère Yvonne-Aimée de Malestroit ou encore l’amiral Thierry d’Argenlieu. D’autres peut-être moins connus furent particulièrement lumineux, tels que le père Philippe de la Trinité, son fils spirituel, ou bien mère Germaine de Jésus, véritable alter ego de mère Agnès, en raison des liens qui unirent la prieure du carmel de Dijon avec l’autre grande sainte carmélite du XXe siècle : Élisabeth de la Trinité.
Une figure attachante
Pétrie de qualités et de défauts, envahissante par ses interventions répétées auprès des grands de l’Église, elle fut parfois excessive dans ses prises de positions. Elle prit ainsi officiellement, et avec un certain manque de prudence, à la fois la défense d’un prélat qui abusa de sa confiance et celle du général Franco, pendant la guerre civile espagnole. Mère Agnès de Jésus n’en demeure pas moins une figure attachante. Tranchant avec l’hagiographie traditionnelle qu’elle aura elle-même contribuée à façonner, son humanité nous la rend, avec les autres membres de la famille Martin, bien plus proche. Elle aussi a pu dire, à la suite de Thérèse et de Bernanos : “Tout est grâce.”
Pratique