Shabbat signifie « repos ». Il correspond au repos divin du septième jour (samedi). C’est un jour consacré par Dieu dans le troisième commandement. Dans ce commandement, il y a obligation de faire mémoire du Shabbat, et un interdit sur le travail le septième jour. Ce « repos » est naturellement institué pour l’homme, afin que celui-ci rende un culte à Dieu.
Shabbat, en hébreu, désigne tout d’abord le « repos » du Seigneur, après les six jours de la Création. « Le septième jour, Dieu avait achevé l’œuvre qu’il avait faite. Il se reposa, le septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le septième jour : il en fit un jour sacré parce que, ce jour-là, il s’était reposé de toute l’œuvre de création qu’il avait faite. » (Genèse 2, 2-3).
Nous retrouvons ensuite ce Shabbat, dans les dix commandements. En effet, le troisième commandement enseigne ceci : « Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré. Pendant six jours tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est le jour du repos, sabbat en l’honneur du Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui réside dans ta ville. Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré. » (Ex 20, 8-11)
Le Shabbat est donc à la fois un commandement sur le travail durant six jours (« pendant six jours tu travailleras ») et un interdit sur le travail, le septième jour. Mais un interdit qui ne porte pas sur la récupération physique, pas plus que sur le divertissement. Et en effet, comme inspiré du repos divin, il n’est pas à comprendre dans le sens où après les six jours, Dieu serait « fatigué » par son œuvre. Le Shabbat n’oblige à cesser le travail que pour une raison précise : rendre un culte à Dieu, comme l’indique le commandement (« en l’honneur du Seigneur ton Dieu »). C’est un jour de sanctification, un jour consacré. « Le Sabbat est pour le Seigneur, saintement réservé à la louange de Dieu, de son œuvre de création et de ses actions salvifiques en faveur d’Israël. » (Catéchisme Eglise Cath. 2171). Cela nous enseigne ceci d’essentiel: l’homme est naturellement créé pour rendre un culte à Dieu. Il enseigne une spécificité humaine : le fait que l’homme soit « doué de spiritualité ».
Ce commandement du Shabbat se pose comme le principe qui distingue radicalement l’homme des autres êtres vivants : il le définit ontologiquement comme un être spirituel, un être disposé à la relation avec Dieu. « C’est précisément pour cette raison qu’il n’est pas placé à côté des prescriptions purement cultuelles, comme dans le cas de tant d’autres préceptes, mais à l’intérieur du Décalogue, des « dix paroles » qui décrivent les piliers de la vie morale, universellement inscrite dans le cœur de l’homme. » (Jean-Paul II, Dies Domini, 13). Ce qu’il faut comprendre, c’est que le Shabbat, compris comme repos en Dieu, est une institution naturelle. Il fait partie des dix commandements, c’est-à-dire de la « loi naturelle ».
Eucharistie signifie « action de grâce ». L’action de grâce est la plénitude du culte que l’homme doit rendre à Dieu. Dans l’ordre des mystères, l’Homme est véritablement et réellement disposé à l’action de grâce. Dans l’Eucharistie, il accomplit donc pleinement et en vérité le commandement du Shabbat.
Jésus annonce qu’il n’est pas venu pour abolir, mais pour accomplir les Saintes Ecritures. De son incarnation à sa mort et sa résurrection, Jésus, le Verbe de Dieu, accomplit toute la révélation, il lui donne son sens plénier. Il en est donc de même pour le Shabbat. Se présentant lui-même comme maître du Shabbat, il accomplit réellement cet enseignement qu’est l’institution du Shabbat. Mais d’une manière si inattendue qu’elle n’a pas été comprise par ses contemporains ; ou peut-être a-t-elle été si bien comprise qu’elle obligeait à considérer Jésus comme Dieu lui-même… ou comme un odieux blasphémateur se faisant passer comme tel. Il fallait donc tout quitter pour suivre celui qui se déclarait « maître du Shabbat » ou bien le condamner à mort.
Dans l’institution du Shabbat, l’interdit sur le travail est un interdit qui porte sur l’instrumentalisation du corps : il s’agit de ne plus mettre le corps au service de soi, mais au service de Dieu. Le sens que Jésus révèle, par exemple en accomplissant des guérisons miraculeuses, est celui qui consiste à rendre l’homme à sa capacité de relation à Dieu. Ainsi Jésus redonnait aux personnes guéries la capacité de rendre « physiquement » un culte à Dieu, comme pour le paralytique, que l’on retrouve sitôt après sa guérison au Temple, où il ne pouvait plus aller ; mais aussi spirituellement, comme pour la femme courbée qui était liée par Satan depuis 18 ans. Et il donnait surtout à ses contemporains un signe, comme dans la guérison de l’homme à la main sèche, semblable à la guérison de la main de Moïse, signe de délivrance, ou encore la guérison de l’aveugle de naissance dans laquelle culmine l’enseignement sur le Shabbat, « pour que soient manifestée l’œuvre de Dieu ».
Le Shabbat de l’ancienne alliance est donc achevé d’être révélé par Jésus comme un prototype de sacrement, c’est-à-dire comme la disposition naturelle de l’homme à l’action de grâce. Or « action de grâce » se dit aussi, en grec, eukharistía, l’Eucharistie. Pour bien comprendre en quoi ce Shabbat était un enseignement conduisant à l’Eucharistie, il faut noter que l’interdit sur le « travail » (instrumentalisation du corps) ne pouvait susciter dans son application « légale » qu’un empilement infini de jurisprudences ; un enfermement interminable dans une logique de permis et de défendu. Car pour l’homme de la chute, il est précisément impossible de ne pas instrumentaliser son corps : il fallait déterminer combien de pas l’homme à le droit de faire, ce qu’il a le droit de porter ou de ne pas porter, etc… Or par l’instauration des sacrements, Jésus rend le corps à sa disposition naturelle, qui est d’être consacré à Dieu, en le fécondant charnellement.
Dieu délivre l’Homme du péché originel par le baptême, le délie du mal par la pénitence, et surtout fait de lui sa Parole dans l’Eucharistie. Ayant assimilé le corps du Verbe divin, le corps de l’Homme est alors restauré comme Parole, et se trouve enfin disposé à la véritable action de grâce. C’est ce à quoi le Shabbat préparait. Cette « mystique » du Shabbat est totalement accomplie par Jésus dans l’institution de l’Eucharistie, et définitivement réalisé dans sa mort et sa résurrection.
Le Shabbat est également le mémorial de la libération d’Israël, comme préfiguration de la libération du péché originel. Par le baptême, nous sommes libérés de la servitude du péché et entrant dans l’Eglise, sacrement du Christ, nous sommes associés au maître du Shabbat : nous pouvons alors rendre le véritable culte à Dieu, dans l’Eucharistie – action de grâce.
Originellement l’Homme est créé à la ressemblance de Dieu. C’est là sa vocation, que de vivre de la vie même de Dieu. Mais avec la chute, l’homme est coupé de cette vie. S’il reste ontologiquement capable de ressemblance à Dieu, cette ressemblance lui est rendue inaccessible par son asservissement au péché. Aussi le Shabbat, comme participation au repos divin, devient dans la chute un jour de délivrance. Voilà pourquoi le commandement du Shabbat est également associé à la libération du peuple hébreu, à sa sortie d’Egypte. « Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Egypte et que le Seigneur ton Dieu t’en a fait sortir à main forte et à bras étendu. Voilà pourquoi le Seigneur ton Dieu te commande de pratiquer le jour du Sabbat » (Dt 5, 15).
Pour pouvoir rendre un vrai culte à Dieu, l’Homme doit être libéré du péché. C’est ce que figurent la sortie d’Egypte, la traversée du désert et l’entrée en terre promise. Israël est formé comme peuple de Dieu, prototype du « corps du Christ » et reçoit, à cette occasion, sa Loi dans cette libération de la servitude. Pour autant l’Homme n’est pas délivré universellement du péché : l’Exode n’est finalement qu’une préfiguration de ce qui doit pleinement se réaliser dans le Christ.
Par le baptême dans la mort et la résurrection du Christ, nous entrons dans l’Eglise, corps du Christ, et dans la vie sacramentelle. L’Eglise est en quelque sorte le « sacrement du Christ » (Lumen Gentium, 1). Cette vie sacramentelle, en Eglise, est le mode sur lequel l’homme est restauré dans sa ressemblance à Dieu. Elle est le véritable culte rendu à Dieu et culmine dans la célébration du mystère pascal, revécu chaque dimanche dans l’Eucharistie dominicale. C’est pourquoi le baptême chrétien fait entrer l’homme, en quelques sortes, dans un dernier Shabbat, définitif. Le baptême est la véritable libération.
« Sous le règne de la grâce, le sabbat est perpétuel pour celui qui opère toutes ses bonnes œuvres en vue du repos à venir, et qui ne se glorifie pas de ses actions, comme s’il avait le don d’une vertu qu’il n’a peut-être pas reçu. Ne voyant dans le sabbat c’est-à-dire, le repos du Seigneur dans son tombeau, que le sacrement du Baptême, il se repose de sa vie passée : marchant dans les voies d’une vie toute nouvelle (Rm 6, 4), il reconnaît l’action qu’exerce en lui Dieu, qui tout ensemble agit et se repose, gouvernant la créature au sein d’une éternelle tranquillité. » (Augustin, De la Genèse 713)
Et c’est aussi pourquoi, par voie de conséquence, le Jour du Seigneur est le commandement du Shabbat parfaitement accompli : jour mémorial du baptême, de la libération du péché, en tant qu’il est consacré à la célébration de l’Eucharistie, le dimanche est temporellement le sommet de la vie sacramentelle dont le baptême est la porte, et par laquelle l’homme est restauré dans sa ressemblance à Dieu.
L’institution de l’Eucharistie, achevée dans la résurrection au lendemain du Shabbat, est à proprement parler une nouvelle création de l’Homme. L’homme nouveau vient remplacer le vieil homme. C’est pourquoi le Jour du Seigneur ne peut plus être célébré le samedi, comme l’ancien Shabbat, mais est célébré comme un repos accompli le lendemain, dimanche. Ce dimanche est également le premier jour d’une ère nouvelle sous le signe de la grâce.
Nous pourrions dire, contre tous les évolutionnismes et tous les créationnismes, que l’Homme a été créé il y a environ 2000 ans, au matin de la résurrection du Christ. C’est pourquoi il fallait que cette œuvre de re-création de l’homme commence avec l’institution de l’Eucharistie au soir du sixième jour. En effet, dans la Genèse, la Création est décrite en six jours, et non sept. Chaque jour est défini comme une séquence commençant par un soir et se poursuivant par un matin : « il y eut un soir, il y eut matin, jour unique » (Yom Echad). Le jour est donc défini comme une alternance de nuit et de jour, d’obscurité et de clarté, d’invisible et de visible. Mais en plus du fait que la Création est achevée au terme du sixième jour, le septième jour n’est pas un jour comme les autres. On peut même le considérer comme un « non-jour » : il n’a ni soir ni matin. Il nous révèle ainsi qu’il y a, à l’issue de la Création, comme une sortie, une « autre vie » comme hors du temps. C’est ce qu’est le Shabbat pleinement réalisé : une autre vie, une vie de l’homme en Dieu.
C’est donc au commencement du sixième jour, d’ailleurs associé dans la liturgie pascale à la lecture du premier chapitre de la Genèse, que Jésus institue l’Eucharistie, et plus largement la vie sacramentelle. Il provoque ce soir-là un véritable bouleversement cosmique, puisqu’il instaure, comme une nouveauté radicale dans la vie de l’homme, le « mystère ». Il institue le « sacrement » comme « lieu métaphysique » de rencontre corporelle entre l’Homme et Dieu, comme lieu de la divinisation de l’Homme. Ce sixième jour se poursuit avec la passion et s’achève avec la mort du Christ. Alors le rideau du Temple est déchiré, indiquant comme révolu le temps où l’action de grâce était le fait, inachevé, du Grand Prêtre dans le Saint des Saints. Le vieil homme entièrement dépouillé meurt en croix, et la re-création est achevée. Puis ce Shabbat qui commence est exceptionnel, unique en son genre. Il est le véritable repos divin de la Genèse : Dieu est dans le tombeau. Il ressuscite et la vie de l’homme nouveau commence le « huitième jour ». C’est un nouveau « premier jour », un nouvel homme, une nouvelle création.
En sorte que l’on peut dire : au plan naturel, l’étape la plus importante de l’évolution humaine se situe précisément à cet instant, historique, de la résurrection du Christ, un dimanche matin il y aura bientôt 2000 ans. Depuis, faisant mémoire et actualisant cette re-création de l’Homme, rendant véritablement grâce à Dieu dans l’Eucharistie, les chrétiens accomplissent le Shabbat en consacrant le dimanche comme « Jour du Seigneur ».
Par Joël SPRUNG
Marié et père de deux enfants, converti à la foi catholique il y a 10 ans et blogueur sous le pseudonyme de Pneumatis, Joël Sprung est passionné d’anthropologie biblique, et également très soucieux des questions de dignité humaine et de vulnérabilité.