Aleteia : Vous établissez le constat clinique d’une France déjà entrée dans la guerre civile, où en est-on ?
Damien Le Guay : Je distingue, dans ce livre, deux types de guerres civiles. Celle qu’il faut éviter et qui oppose des groupes avec des conflits armés, sporadiques et répétés. Cette perspective a été ouvertement évoquée par Patrick Calvar, directeur général de la Sécurité intérieure lors d’une audition récente à l’Assemblée nationale, mais aussi par Jean-Pierre Chevènement ou par Jacques Julliard. Le second type de guerre civile, qui est l’objet de mon livre, concerne, dans l’espace culturel, toutes les raisons mises en avant par certains, non pour promouvoir la paix par la culture mais, au contraire, la guerre, la haine des uns pour les autres.
Quand un Premier ministre indique qu’il existe un « apartheid territorial, social, ethnique », que fait-il sinon alimenter l’animosité de ceux qui seraient victimes de cet « apartheid » ? Quand le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron indique que la colonisation est un « crime contre l’humanité », ne contribue-t-il pas à entretenir la haine de ceux qui descendent des « colonisés » contre la France ? Quand des professeurs d’université, ici Nacira Guénif, déclarent qu’il existe en France un « racisme structurel » et que « l’État est l’acteur principal de ce racisme institutionnel », ne donnent-ils pas des raisons « objectives » de refuser l’État et le condamner ? Quand Edwy Plenel et Vincent Peillon à sa suite, disent que les musulmans en France occupent aujourd’hui la place des Juifs dans les années trente, ne sont-ils pas en train d’alimenter la répulsion des musulmans contre la France – au point que 30% d’entre eux, aujourd’hui, pensent qu’ils sont victimes d’un « complot contre l’Islam » fomenté par l’État ? Je dis, dans ce livre, qu’il faut dénoncer le climat de haine qui s’installe dans le champ intellectuel, qu’il faut «déradicaliser » un certain antiracisme devenu fou quand il attaque les pompiers et défend les pyromanes (comme ce fut le cas dans le procès récent visant Georges Bensoussan et Pascal Bruckner). Je dis, dans ce livre, qu’il faut lutter contre un multiculturalisme rampant qui vient saper l’autorité de la Nation et rendre impossible une « proposition nationale » faite aux nouveaux-venus.
L’exercice auquel vous vous livrez n’est pas des plus réjouissants, mais vous l’avez mené pour répondre à l’injonction de Péguy : « Dire la vérité, toute la vérité » …
Mon maître Péguy, dit en effet qu’il faut « dire bêtement la vérité bête ». Mais, aujourd’hui, encore il faut sortir de l’hystérisation des débats, accepter de regarder lucidement la réalité et sortir des euphémismes trompeurs. Il faut que les gardiens sourcilleux de l’espace intellectuel, les snipers de la pensée, perdent l’habitude de croire que la vérité des faits et le raccommodage indispensable de notre tapisserie nationale font « le jeu du Front national ». Au contraire, il faut lutter contre les tentations extrémistes par un surcroît de lucidité et une confiance dans le débat franc, lucide, honnête entre personnes de bonne volonté. Mon diagnostic, dans ce livre, est que les problèmes à régler sont moins insurmontables que ne sont insurmontables les blocages idéologiques et culturels qui, en France, nous empêchent de poser de justes analyses et d’y appliquer de justes solutions.
Mon second diagnostic est que ces nœuds idéologiques conduisent, depuis trente ans, tout à la fois à augmenter les raisons du vote en faveur du Front national et à augmenter la souffrance culturelle de cette « France périphérique » – soit 60% des Français – qui est effarée par l’ébranlement des anciens socles identitaires et le mépris des élites à leur égard. Péguy, restons-y, disait aussi : « L’ordre fait la liberté. Le désordre fait la servitude ». Ce désordre des élites culturelles, soucieuses de promouvoir l’ubérisation des consciences, l’interchangeabilité des corps et le déracinement de tout et de tous, condamne de nombreux Français abandonnés, oubliés, laissés sur la touche, à devenir les nouveaux damnés des identités méprisées. De tout cela il faut prendre conscience – ce que j’essaie de faire dans mon livre – et y apporter des solutions.
Vous évoquez les « fatigues civilisationnelles » de l’Europe, comment en sortir ?
L’Europe ne sait plus qui elle est. Elle refuse de s’énoncer comme proposition civilisationnelle. Elle dénie ses « racines chrétiennes » pour ne pas froisser les nouveaux venus musulmans. Comme le dit Ulrich Beck elle se caractérise tout à la fois par « une vacuité substantielle » et une « altérité radicale ». Dès lors, trop soucieuse de se détacher des horreurs totalitaires passées, elle préfère le mutisme culturel et une identité en sourdine. Tout cela rend problématique l’arrivée des musulmans : ils n’ont pas le mode d’emploi culturel, pour ne pas l’avoir reçu en arrivant, et, à terme, on leur reproche de prendre au pied de la lettre la promesse multiculturelle faite au début : « Soyez ici comme chez vous ». Les désordres culturels d’aujourd’hui tiennent, pour partie, aux multiples fatigues culturelles européennes.
Incontestablement le « vivre-ensemble » ne va jamais de soi, et vous proposez des remèdes de cheval pour éviter le chaos. Les politiques des dernières décennies ont donc toutes rencontré l’échec ?
De cheval ? Non. De bon sens bien plutôt. Je dis, tout d’abord, qu’il faut désarmer les consciences, qu’il faut dénoncer les irresponsables qui alimentent la machine à se détester les uns les autres. Je dis qu’il faut sortir des logiques d’oppositions irréconciliables entre les « dominés » et les « dominants ». Je dis qu’il faut réviser à la baisse l’usage inflationniste du mot « islamophobie » qui finit par faire des musulmans les intouchables de la République. Je dis qu’il faut prendre au sérieux la mise en garde de Jacques Julliard. Nous sommes, dit-il, face à « une alternative brutale, sans échappatoires : intégration ou guerre civile ». Je dis qu’il faut en revenir à un « droit à la continuité historique », selon la formule d’Ortega y Gasset, à un oubli nécessaire des traumatismes du passé pour partager un destin commun et un même amour du génie national français. Dire cela, et d’autres choses encore, est-ce un traitement de cheval ou une manière tranquille d’éviter la guerre civile qui vient ?
Quelle pourrait être une « voix chrétienne » pour rebâtir et permettre la pérennité de la nation française ?
Les catholiques peuvent avoir le sentiment d’être les mal-aimés d’une laïcité qui fut, pour eux, autrefois, rigoureuse jusqu’à l’excès et, aujourd’hui, laxiste ou accommodante pour les musulmans. Manifestement, à cent ans de distance, il y deux régimes de laïcité : une laïcité raide pour les catholiques et une laïcité molle pour les musulmans. Si on appliquait aux musulmans d’aujourd’hui, le quart des expulsions, brimades et fermetures d’établissement faites aux catholiques entre 1880 et 1914, que se passerait-il ? Ajoutons à cela qu’après l’assassinat du père Hamel, les catholiques ont fait preuve d’un immense sens de la responsabilité pour préserver l’unité de la Nation. Je crois que ce modèle catholique gallican est de nature à inspirer les musulmans français dans leur désir de bâtir, ici, un Islam de France. Je crois que ce souci chrétien de la concorde nationale doit être reconnu par tous.
Propos recueillis par Thomas Renaud.