Pedro Opeka, plus connu sous le nom de « père Pedro », est engagé depuis 1968 auprès des plus pauvres, à Madagascar. Le père lazariste argentin y a construit une ville qui compte aujourd’hui 25 000 habitants, Akamasoa. Il vient de sortir avec l’écrivain Pierre Lunel Insurgez-vous !(éditions du Rocher), où il appelle, à l’instar du pape François, les chrétiens à s’engager dans les « périphéries » auprès des plus faibles. Refusant l’ordre actuel des choses, le père Pedro interpelle. Alors qu’il est de passage à Paris pour la promotion de son livre, nous avons souhaité nous entretenir avec lui.
Aleteia : Vous venez de sortir Insurgez-vous avec l’écrivain Pierre Lunel. Comment s’est déroulée cette collaboration ?
Père Pedro : Il m’a suivi et m’a interrogé. À partir de là est né ce livre de dialogues. Il s’agit d’un cri en faveur de la justice, de la fraternité, pour un monde meilleur et pour que la terre devienne un peu plus solidaire. Mais tout cela est le fruit d’une vie et d’une action. Nous n’étions pas autour d’un café dans un hôtel, en train de discuter. Cela s’est fait au milieu de la vie et des problèmes, là où les gens souffrent. Là-bas, la rue est mon bureau.
Vous appelez à une insurrection fondée sur l’amour. Comment s’articulerait-elle ?
Je n’ai pas recette magique. Il y a autant de chemin que de personnes sur terre, à condition qu’elles soient entraînées par le don de soi et l’amour de la vérité. Mais il faut se laisser inspirer par l’amour. Beaucoup de gens utilisent le mot “amour”, mais chacun met ce qu’il veut dedans. Pour moi cela signifie respecter l’autre, partager avec l’autre, donner sa vie pour celui qu’on aime.
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« Un chrétien, s’il n’est pas un révolutionnaire en ce temps, n’est pas chrétien », a pu expliquer le pape François. Le rejoignez-vous ?
Je pense qu’un chrétien doit être comme Jésus. C’est lui l’exemple à suivre, plus que les saints. Il faut imiter Jésus, l’ami des pauvres. C’était un homme de vérité, qui vivait ce qu’il prônait et qui a donné sa vie pour ses frères. Il n’a jamais eu peur de dénoncer les injustices. Il était effectivement révolutionnaire. Les chrétiens devraient être révolutionnaires, car ils doivent renouveler leur vie et toutes les structures, habitudes et coutumes dans lesquelles ils vivent au quotidien. Ils doivent veiller à ne pas s’endormir. Le Pape cherche à être authentique en tant que représentant du Christ. Énoncer les quinze maladies des cardinaux, qui sont des gens très respectés, comme il l’a fait il y a deux ans est très fort. Aucun pape ne l’avait fait. Il leur a rappelé qu’en-dehors de tout prestige, nous devons d’abord être les amis de Jésus, êtres sincères et honnêtes. Bravo au pape François !
Le pape François est-il, selon vous, celui dont le l’Église catholique a besoin ?
Je dirais qu’il est celui dont l’Église, peuple de Dieu, a besoin aujourd’hui. Il ne s’agit pas seulement du catholicisme. Il nous réveille. Il lance constamment des pavés, des phrases courtes qui ont énormément de sens. Bien sûr que les grands théologiens se questionnent. Ils peuvent penser qu’il est devenu trop simple. Mais Jésus l’était plus encore.
Le fait qu’il soit argentin, comme vous, cela joue sur sa personnalité ?
C’est évident. Le caractère et la façon de vivre en Amérique latine, où il y a beaucoup de fraternité et de liens humains, sont différents. Les gens sont beaucoup plus libres dans tous les sens. La façon d’annoncer l’Évangile en Amérique du sud a quelque chose à apporter à l’Église universelle. Jusqu’à maintenant, il y avait surtout des papes européens, qui étaient dans la raison, la réflexion, la philosophie et la théologie profonde. Aujourd’hui, nous revenons aux choses simples, liées à l’Évangile et à la vérité de l’amour.
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Vous l’avez dit, le Christ est un exemple d’humilité et de service aux hommes. N’est-ce pas l’Église toute entière qui est appelée à servir les plus faibles ?
Je suis tout à fait d’accord. Nous sommes tous appelés à servir les autres. Toute communauté humaine a besoin d’une institution. Mais celle-ci avec le temps prend le dessus sur le charisme d’une congrégation. Il passe en deuxième ou troisième position. L’organisation et l’image deviennent les plus importantes. Nous voulons paraître bien devant les autres. Nous devons nous présenter comme des gens compétents, intellectuels et qui ont du prestige. Mais Jésus n’en avait aucun. Son prestige, c’était sa vérité, sa sincérité et son engagement avec les plus pauvres.
Et sa manière de bousculer les pouvoirs en place, non ?
Exactement. C’est pour cela que je pense que l’institution doit toujours être renouvelée par le charisme qu’elle veut porter. Il y aura toujours une tension entre charisme et institution. Le premier doit toujours l’emporter sur la seconde.
Venons-en à vous. Qu’est-ce qui vous a vraiment poussé à aller vous engager à Madagascar ?
Je fais partie de la congrégation de saint Vincent de Paul. De son vivant, il a envoyé ses premiers missionnaires à Madagascar. Pour notre congrégation, il s’agit d’une mission historique. En 1968, j’ai vu qu’il y avait un appel à des volontaire pour y aller. À notre époque quand nous étions jeunes nous donnions tout et tant pis si nous ne revenions plus. Nous n’avions pas peur de mourir là-bas. Je n’ai pas cherché en Afrique des pauvres exotiques et reconnaissants envers moi. Je croyais à l’Évangile et à la force de la parole du Christ, à son exemple et je voulais le vivre d’une manière directe, authentique. J’ai pleuré en quittant l’Argentine. Je savais ce que je quittais, mais ne savais pas ce que je trouverais. Mais la force de l’idéal et de l’amour qui m’habitait était plus fort que ma peur.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé là-bas ? En quoi consiste votre action au quotidien ?
Ce qui m’a frappé là-bas, c’est la joie de vivre du peuple malgache. J’y partage un peu l’insouciance de la vie. Le peuple malgache et les peuples africains ont des valeurs qu’ils ne doivent pas perdre. Il ne faut pas qu’ils imitent bêtement l’Europe. Depuis hier [29 novembre 2017, ndlr], il y a la grande réunion de 83 chefs d’État à Abidjan. Ils discutent de sujets sérieux, comme le développement, la sécurité et l’immigration en Afrique. Mais il ne faut pas prendre le virus européen du profit. J’aimerais avertir le peuple africain. Il ne doit pas reproduire le progrès européen, qui est le profit pour le profit, la compétitivité. Dans ce modèle, il faut écraser l’autre, être le plus fort, le plus connu, le plus dominateur possible. L’économie devrait être au service de l’homme et pas l’homme au service de l’économie, comme en Europe et aux États-Unis. En Afrique et à Madagascar, l’homme est encore au centre. Mais malheureusement, il y a des élites qui imitent l’Occident et qui profitent de leurs peuples. Ces élites pillent leurs peuples, les laissent dans la misère et l’extrême pauvreté. La misère est comme une prison qui tue l’âme. L’Afrique est en train de perdre son âme, comme Madagascar.
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Existe-t-il des solutions pour combattre la misère ?
Je n’ai pas de solutions magiques. Par exemple, Dieu seul sait ce qu’on va dépenser pour cette réunion à Abidjan, où il y a 5 000 participants et 83 chefs d’État. Je n’ose pas imaginer l’argent gaspillé. Je pense qu’on aurait pu faire quelque chose pour les plus pauvres avec. Mais le pire est que nous savons que peu de choses sortiront de ce sommet. Chacun y exposera ses idées, mais n’ira pas au-delà. Quand chaque président va rentrer dans son pays, il va tout oublier. Tous ces grands projets qui sont mis en forme dans ces grands hôtels tombent dans le néant. Je pense qu’un président élu dans un pays africain doit faire de la lutte contre l’extrême pauvreté sa priorité. Il doit aimer son peuple, être à l’écoute des plus fragiles, visiter les bas quartiers. Il doit aller dans les bidonvilles, aller dans les lieux les plus reculés et les plus enclavés de son pays, pour leur montrer qu’ils font aussi partie de la communauté nationale. Je suis arrivé à Madagascar sans un sous et en étant inconnu. Aujourd’hui, nous avons construit une ville de 25 000 habitants. J’étais sans argent. Un président lui en dispose. Il a également des relations. Il doit être le moteur de son pays et utiliser ce carburant qu’est l’amour, qui inclut la justice, la fraternité et le partage pour tous.
L’Afrique n’est-elle pas prisonnière de l’aide humanitaire ? Une relation de dépendance ne s’est-elle pas installée ?
C’est certainement vrai. Mais en attendant, il faut sauver les gens. Nous ne faisons pas cela pour remplacer quelqu’un, mais pour que les gens ne meurent pas en attendant. Pour qu’il y ait plus de justice et un gouvernement qui se soucie vraiment du pays, qui crée des routes, des écoles et des emplois. À Madagascar, il y a beaucoup d’emplois à créer. Il faut créer des réseaux. Il n’y a pas de route, c’est dur de circuler. Il y a tant des gens qui parviennent à produire beaucoup de richesses agricoles. Mais ils sont enclavés. Si bien que leurs produits pourrissent. Et à l’inverse, les habitants d’autres régions sont mal nourris. Les pays riches doivent aider les pays pauvres à faire des routes, des ponts, des écoles et des lycées techniques. Il faut apprendre aux gens à travailler avec leurs mains. Il faut aider les paysans. Si un paysan malgache écoute ce qui se dit à Abidjan, il se demandera de quelle planète on parle. Les chefs d’États utilisent un jargon qui échappe au commun des mortels. Pour dire que les gens ont faim, ils parlant une demi-heure, avec des mots compliqués, pour montrer qu’ils sont aussi intellectuels que le blanc d’en face. Ils pourraient le dire simplement et évoquer tout de suite les situations pratiques.
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Dans votre livre, vous analysez les relations entre pays riches et pays pauvres et rédigez même dix commandements pour améliorer leurs conditions. Les pays riches sont-ils responsables de la misère des pays pauvres selon vous ?
Certainement, oui. Mais les fautes sont un peu partagées. Il est certain que c’est d’abord l’Europe qui est venue chercher des esclaves en Afrique et pas le contraire. Aujourd’hui, en Libye ce sont des Africains qui réduisent sans remords d’autres Africains à l’esclavage. Cela montre que l’âme humaine s’est perdue. Il s’agit de la retrouver. Mais nous ne sommes que des humains. Je n’ai pas choisi d’être un mâle blanc, mais je l’accepte. De même l’Africain n’a rien choisi. Mais nous restons des frères. Il n’y a ni haut, ni bas. Les fêtes de fin d’année approchent. C’est un moment où les gens se rendent compte que nous sommes tous humains. C’est un moment privilégié de partage. Si à Noël, nous ne nous rendons pas compte que l’autre est notre frère, je pense que nous ne sommes pas des humains. Je lance un appel à tous mes frères qui liront cet entretien de faire un geste concret pour Noël et le Nouvel an. Invitez des gens que personne n’invite. Partagez les choses avec ceux qui n’ont pas la chance de posséder des choses. Offrez aux associations qui travaillent en Afrique et à Madagascar, afin qu’elles puissent rendre heureux.
Mais dans nos pays laïcisés et consuméristes, le sens de Noël ne s’est-il pas perdu ?
Exactement, la fête est récupérée par l’économie et les commerçants. Ils veulent faire de Noël un moment de grande vente. Si nous achetons, cela doit être pour donner à celui qui n’a rien et pas à celui qui a déjà mille cadeaux. Il faut partager avec celui qui n’a rien. Le mouvement évangélique Compassion de l’île de La Réunion a lancé un appel pour 50 000 repas par mois destinés aux enfants d’Akamasoa. Cela c’est du vrai partage. Manger, c’est le droit d’un enfant. Je souhaite une bonne réaction de tous les frères chrétiens et humains vis-à-vis de ces deux filles qui ont lancé Compassion.
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Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.