Dès les premières pages, la bande-dessinée Kivu happe le lecteur. Elle le prend aux tripes. Ce dernier y assiste à une tentative de viol d’une fillette de 12 ans, Violette, rescapée d’un massacre. Il n’est plus en France ou en Europe mais au Kivu, une région située à l’est de la république démocratique du Congo, à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda. « Comme dans toutes les dictatures, on y ajoute le mot démocratie », précise ironiquement le scénariste Jean Van Hamme. À 79 ans, cet incontournable du 9e art s’est fait connaître du grand public pour les nombreuses séries qu’il a signées : Thorgal, XIII, Largo Winch ou encore Les maîtres de l’orge.
Avec Kivu il n’est nullement question de folklore nordique, d’espion en quête de son passé ou de saga familiale. « À chaque fois que vous allumez votre ordinateur un gamin se fait massacrer là-bas, une fillette se fait violer. C’est violent, mais on pourrait résumer l’histoire ainsi ». Car c’est bien le drame de cette région d’Afrique : en plus d’être une zone tampon naturelle de nombreux conflits locaux, le Kivu, pour son plus grand malheur, regorge de minerais précieux et rares comme le manganèse, le cobalt et le coltan, utilisés dans de nombreuses industries de pointe. Depuis plus de vingt ans cette région se consume au feu de la barbarie et de la convoitise des différentes milices et forces en puissance. « Soyons honnêtes, cette région n’intéresse pas grand monde ici », glisse Jean Van Hamme. Lui, c’est un chirurgien gynécologue belge qui l’y a intéressé. Son nom ? Guy-Bernard Cadière. Il « donne régulièrement un coup de main » au dr Denis Mukwege dans son hôpital de Panzi, au Kivu.
Médiatisé depuis quelques jours pour avoir reçu le prix Nobel de la paix, le dr Denis Mukwege est surnommé « l’homme qui répare les femmes ». « En dix ans, il a aidé quelque 42.000 femmes », rappelle le scénariste. Dans son hôpital de Panzi, le médecin propose des soins gratuits aux femmes mutilées par les différentes milices qui ravagent la région et utilisent le viol comme arme de guerre. « Le dr Cadière m’a proposé de faire une bande dessinée sur la situation mais je ne me voyais pas comment y arriver sans être didactique. Je craignais que ça n’intéresse pas grand monde », reconnaît Jean Van Hamme. Qu’à cela ne tienne. “Je me suis senti investi d’une mission, Christophe Simon (le dessinateur, ndlr) aussi”, indique-t-il. Fidèle à lui-même, Jean Van Hamme décide de mettre ce conflit méconnu à la portée de chacun grâce à un personnage qu’il nomme François Daans. Jeune ingénieur sur-diplômé, François est salarié d’une grande multinationale et n’a qu’une envie : aller sur le terrain, au Kivu. « Une fois débarqué en RDC, François Daans découvre la situation en même temps que le lecteur. Cette fiction sur fond de réalité, c’est plus facile pour le lecteur ; il s’identifie à François Daans. Nous espérons que cette BD va toucher le plus grand nombre et ajouter cette histoire fictive va y contribuer ».
Au fil des pages, on plonge dans un quotidien tapissé de violences et d’insécurité. Pour coller au plus près au réel, Christophe Simon a accompagné l’équipe du docteur Cadière huit jours à l’hôpital Panzi, au Kivu. « Cet endroit, c’est l’enfer, c’est le paradis. Il y a une charge émotionnelle énorme. L’enceinte de l’hôpital Panzi est protégé par des casques bleus. On assiste à un défilé incessant d’ambulances qui vont chercher toutes ces femmes violées, meurtries dans leur chair », confie d’une voix douce Christophe Simon. Au fil des mots, son esprit s’éloigne. Il est de retour à Panzi. « Croiser le regard de toutes ces femmes terrorisées… C’est dur. J’ai eu accès aux salles d’opération et c’est une gamine de 8 ans que j’ai vue, à qui on recousait l’abdomen ».
Christophe Simon est rentré du Kivu avec une riche documentation iconographique. Elle lui a permis de mettre en dessin le scénario de Jean Van Hamme. « Je voulais rendre cette fiction la plus vraie possible », confie-t-il. « La difficulté était de rendre compte de ce malaise sans être glauque. La scène du viol met mal à l’aise mais c’est essentiel d’avoir ce côté profond, douloureux car c’est bien cela qu’ils vivent au quotidien ».
Quelle place pour l’idéalisme et l’humanisme dans une telle bande-dessinée ? « Le personnage de François Daans tranche dans toute cette violence », reconnait volontiers Jean Van Hamme. « Il savait que le coltan passait par le Rwanda mais il ne savait pas que c’était au prix du sang. En l’envoyant sur place, l’objectif de son patron est de le mouiller, qu’il revienne sans rien dire et qu’il se taise. Mais il va en être bien autrement », détaille-t-il. « Dans mes histoires l’idéalisme est important. Dans la réalité, je me dis que ce n’est pas facile de l’être ou alors cela veut dire faire abstraction de tout ce qui ne va pas dans le monde. Au fil des années, il doit forcément se teindre d’un certain doute, pessimisme ». Et l’humanisme ? « C’est essentiel dans mes histoires et dans la vie ! Ce que je trouve incroyable c’est que les hommes peuvent tout d’un coup oublier toute trace d’humanisme et d’humanité pour devenir des tortionnaires… et inversement. Il faut être vigilant, on peut la perdre bien vite cette notion, tout comme le respect de la vie des autres. » Dans Kivu, comme dans la vie, quand on est confronté à ce genre d’horreur, Jean Van Hamme voit trois solutions : « Vous y participez, vous fermez les yeux ou, par réaction, vous essayez de la compenser en faisant du bien à votre niveau ».