Héloïse est l’aînée d’une famille nombreuse. Elle a marié un petit frère, une petite sœur, puis tous les autres ont suivi. Sauf elle. Dans les premiers temps, ses proches plaisantaient — “Tu t’es fait griller la priorité” —, ou lui assuraient qu’elle serait “la prochaine”. Aujourd’hui, plus personne ne s’amuse du sujet. À 37 ans, cette professionnelle épanouie attend encore de pouvoir dire un beau “oui” devant Dieu. “C’est parfois difficile de garder confiance. J’espère me marier, j’ai discerné que c’était ma vocation. J’aimerais avoir des enfants, même si je sais que mes chances diminuent sérieusement. C’est douloureux.”
Le célibat n’est pas une salle d’attente
Comment garder espoir ? Comment faire confiance ? “J’ai l’impression d’être dans une salle d’attente et que mon tour ne vient jamais”, résume Héloïse. Alors que, selon une enquête de l’Insee citée par Le Parisien, 35,7 % des Français sont célibataires en 2023 — plus précisément “légalement non mariés” —, cet état de vie est polymorphe et regroupe des réalités extrêmement variées. Sophie Cadalen, auteur de Tout pour plaire… et toujours célibataire (Albin Michel), estime que “la société n’est plus seulement organisée par le couple. Il existe beaucoup de célibats différents : celui qui précède ou suit la vie de couple, parfois longue, il y a aussi un célibat assumé, notamment par des femmes qui revendiquent leur liberté…” La psychanalyste estime qu’il est essentiel d’interroger sa “souffrance” lorsque l’on est célibataire. Souffre-t-on par rapport à une norme sociale ? Ou à cause d’un état subi et non résolu ? Le regard des autres est-il source de souffrance, autant que celui que l’on porte sur soi, sévère et injuste ?
Cette croisée des regards coïncide souvent avec la prise de conscience du célibat. Estelle, 31 ans, raconte ainsi que c’est une de ses collègues qui lui a fait réaliser qu’elle était célibataire : “Elle m’a demandé si ça me posait un problème d’être seule, alors que je ne m’étais jamais vraiment posé la question. J’ai beaucoup d’activités, une vie bien remplie… À peu près dans le même temps, un prêtre a évoqué cette question avec moi. C’est à ce moment-là seulement que mon célibat est devenu un sujet.” Antoine, lui, s’est pris son célibat de plein fouet lorsqu’il a quitté Paris pour une banlieue nettement plus familiale : “Lorsque j’étais entouré de célibataires, c’était facile de ne pas y réfléchir. En arrivant dans une ville pleine de familles, cela m’a sauté aux yeux. Il y a eu quelque chose d’un réveil. ” Un réveil douloureux pour le jeune homme de 33 ans : “C’était difficile pour moi de me sentir légitime face à un homme qui a un super-travail, un gros salaire et, pour couronner le tout, une femme et quatre enfants.”
Les témoignages nomment cette souffrance “béance”, “deuil”, “vide”, “manque”… Une croix lourde à porter. Mais, selon le Père Éric de Thézy, qui organise des retraites pour jeunes célibataires à l’abbaye d’Ourscamp, “il faut rester en contact avec cette souffrance du célibat si l’on veut en sortir. Multiplier les soirées, les week-ends entre amis célibataires, empêche d’affronter le problème à la racine”. S’il existe peu, trop peu, de propositions pastorales pour les célibataires, certains parcours les invitent à identifier leur douleur, à en dessiner les contours, à comprendre leurs blocages pour tenter de les guérir.
“Le vrai problème n’est pas le célibat”
La paroisse Sainte-Cécile à Boulogne (Hauts-de-Seine) a mis en place un parcours “Célibataires, chemins de vie” pour permettre de faire un “check-up”, selon Emmanuelle Vignes, qui co-organise les sessions avec le Père Barthélémy Port : “Nous recrutons un groupe d’une trentaine de personnes, autant d’hommes que de femmes, pour les accompagner pendant une année autour de grandes questions : l’histoire familiale, le rapport au corps, l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle, la fécondité.” Pour la coach, il est essentiel d’inviter les participants, qui ont tous entre 25 et 45 ans, à réfléchir à leur vocation : “À quoi suis-je appelé ? Que dois-je débloquer en moi pour faire jaillir ma fécondité en dehors de la question Marié / Pas marié ?” Chaque mois, le groupe se retrouve pour prier et évoquer un sujet : “Nous voulons qu’ils se sentent aimés, choyés.”
Ce groupe, comme la retraite d’Ourscamp, insiste sur la vocation de chacun : “C’est d’abord d’aimer, que l’on soit marié, consacré ou célibataire”, martèle le Père de Thézy. Car “le vrai problème n’est pas le célibat, c’est d’espérer une fécondité à venir. D’attendre l’autre, ou plus tard, pour agir”, précise Emmanuelle Vignes. De fait, cette attente serait un frein à la rencontre amoureuse, selon Sophie Cadalen : “Lorsqu’on a une idée trop précise du couple, on empêche la rencontre : il faut accepter de se laisser déranger pour l’autre.”
Lorsqu’on a une idée trop précise du couple, on empêche la rencontre : il faut accepter de se laisser déranger pour l’autre.
Ne pas attendre l’autre pour être fécond serait donc le défi des célibataires : soyez vous-mêmes, soyez heureux, et tout ira bien. Peut-être même, à en croire Sophie Cadalen, cela pourrait-il déclencher la rencontre. Les questionnements rejoignent cette idée, mais avec plus de nuances. Certains célibataires n’aiment pas être “limités” à leur célibat, comme Antoine, qui “ne veut plus bénéficier en famille de la complaisance accordée à l’adolescent. Je suis adulte, autonome, je me débrouille seul. Je ne veux pas que l’on m’invite à me regarder le nombril avec compassion !” D’autres encore refusent d’en faire un sujet tabou, en parlant sans gêne à leur entourage. Quant à Louis, 51 ans, il est très au clair sur sa situation, mais la femme aimée se fait attendre et le désespoir pointe son nez, trop souvent. “Je suis disponible, certes, indépendant, c’est vrai. Mais disponible pour qui ? Indépendant pour quoi ?” Antoinette a une vie très remplie, s’occupe d’adolescents, de gens blessés par la vie, par le travail… La fécondité de sa mission auprès des autres est palpable au quotidien. Pourtant, une petite voix en elle continue à douter.
“On peut être heureux hors des cadres !”
Et que l’on ne dise pas à ces adultes, bien dans leurs baskets, qu’ils n’ont pas fait assez d’efforts pour rencontrer la bonne personne. Dîners, rencontres, sorties… ils s’en donnent les moyens. Même si beaucoup ne se satisfont pas des sites de rencontres catholiques, ils ont au moins essayé. “J’ai l’impression de faire mon marché”, déplore Antoine, quand Héloïse se trouve très gênée de “devoir dire non à un homme dont le profil ne correspond pas du tout au mien”.
Tous les célibataires n’ont pas vocation à se marier et, concède Antoinette, le célibat est un “mystère”. Comme pour la fameuse “Céline”, dont Hugues Aufray chante la solitude, “les années ont passé. Pourquoi n’as-tu jamais pensé à te marier ? De toutes mes sœurs qui vivaient ici, tu es la seule sans mari”. Mais un mystère n’empêche pas d’être heureux et accompli, malgré la blessure vive qu’il entraîne chez certains. “Il y a beaucoup de gens qui vivent des situations non désirées : les personnes handicapées, divorcées, les couples sans enfants… J’englobe mon témoignage dans ces situations. La question est de savoir comment les vivre. Arrive un moment où il faut accepter d’être dans une situation non désirée, et se dire que l’on peut être heureux hors des cadres !”, précise Antoinette. Pour le père Denis Sonet, “un célibat heureux implique d’abord d’être heureux tout court, par l’amour de soi, l’estime de soi, l’amour désintéressé des autres, le dépassement vers Dieu ou un grand idéal”.
Un mystère n’empêche pas d’être heureux et accompli, malgré la blessure vive qu’il entraîne chez certains.
L’attention et la délicatesse des proches, amis et famille, sont également importants : trouver la juste attitude n’est pas toujours évident. Héloïse trouve pénibles “ceux qui cherchent pourquoi je suis célibataire et ceux qui cherchent à tout prix des solutions”. Pour autant, le silence est parfois plus pesant. Dans sa famille, c’est un sujet sensible, autour duquel on tourne sans l’aborder frontalement : “Mes parents n’en parlent pas du tout, et c’est douloureux. Je me demande si ça leur fait quelque chose. À l’inverse, j’ai une grand-mère envahissante, qui cherche à tout prix à me faire rencontrer les petits-fils de ses copines.”
Heureuse tante et marraine, Héloïse s’est intéressée aux sujets d’éducation, “pour ne pas être exclue des conversations de femmes”, parfois indélicates sans le vouloir. Elle trouve un réconfort réel auprès de ses neveux et nièces, qui l’embrassent, la câlinent. Autant de démonstrations de tendresse qui manquent cruellement aux célibataires. “C’est la seule occasion pour moi d’avoir des contacts physiques et proches avec les enfants.” Elle sait, en entendant leurs intentions de prière, que ses frères et sœurs prient pour elle. “Parfois, explique-t-elle, il faut juste être avec les personnes ou leur demander ce qu’elles veulent.”
Prendre soin de l’autre par la prière
La “fraternité” est une planche de salut, pour les célibataires, comme pour les religieux et les familles, Mais un mystère n’empêche pas d’être heureux. Rien ne vaut la prière pour prendre soin de l’autre”, rappelle Antoinette. Cette quadragénaire encourage ses proches à porter un célibataire dans sa prière, sans qu’il le sache : “C’est une demande de couple, dans le secret du cœur.” Autour du parcours “Chemins de vie”, un groupe de prière s’est constitué, pour confier chaque séance et chaque intervenant. Antoine, de son côté, a du temps pour prier. Il tisse avec Dieu une relation profonde et intime : “Cela serait différent avec une famille, donc j’en profite.”
Antoinette a l’intuition, très profonde, que “nous sommes prophètes en tant que célibataires, nous avons quelque chose à apporter au monde”. Elle prie pour d’autres souffrances que la sienne, qui la décentrent d’elle-même. Héloïse est de ceux-là, priant pour ses amis en désir d’enfant. “J’ai une liste avec des noms, que je raye les uns après les autres dès que l’on m’annonce des naissances ou des adoptions. Je sais que le Seigneur ne m’abandonne pas. Il m’aime comme je suis. Je crois qu’avec Lui on porte du fruit, et que c’est sur la croix que l’on porte du fruit.”
Ariane Lecointre-Cloix