Après les révélations médiatiques de cet été concernant les abus sexuels au sein de l’Église et la lettre du pape François au « Peuple de Dieu », l’archevêque de Strasbourg, Mgr Luc Ravel, a rédigé une lettre pastorale fin août intitulée « Mieux vaut tard ». Il reprend la plume avec la sortie ce 13 mars de son livre, Comme un cœur qui écoute. « C’est le moment favorable », affirme-t-il avec conviction. « Mais c’est aussi le lieu favorable. Ce lieu, c’est nous, nos églises, nos mouvements, nos communautés. Et c’est leur ensemble, ce Tout attaqué de l’intérieur qu’est l’Église du Seigneur ». L’ancien évêque aux armées rappelle avec justesse : « Ne cherchons pas à nous comparer. À voir si ‘ça’ se trouve ailleurs et davantage que chez nous. N’attendons pas des dévoilements terribles qui se feraient sur d’autres terres. Ce lieu à labourer, c’est notre champ. Ce lieu à nettoyer, c’est notre maison. Ce lieu à transformer, c’est notre Église. » Entretien.
Aleteia : Quelle est la première urgence pour relever la Maison de Dieu ?
Mgr Luc Ravel : Le plus urgent est de mettre en place le plus important, à savoir l’attitude positive que doit adopter l’Église face à cette nouvelle forme de pauvreté : la souffrance des personnes abusés sexuellement, notamment ceux abusés pendant leur enfance. On n’est pas pauvre parce qu’on le crie. Les plus pauvres, les vrais pauvres sont souvent les plus discrets des hommes. On est un pauvre quand manque cette richesse de la paix intérieure, de la sérénité, parce qu’on est habité par des angoisses. Dans ce drame des abus sexuels commis par des personnes d’Église, prêtres, diacres, laïcs engagés (chefs scouts, sacristains, organistes, etc.), il faut donc s’intéresser en premier aux personnes directement impliquées. Cette pauvreté, nous nous en rendons compte aujourd’hui, est énorme. Le plus important sera donc, au cours des prochaines années, d’y être sensible. L’Église a toujours su être inspirée par l’Esprit saint pour répondre à ces formes de pauvreté. Aujourd’hui, l’appel est net : soyez la porte ouverte.
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Le titre de votre livre, « Comme un cœur qui écoute », est-ce ce qui manque à l’Église aujourd’hui ?
Un évêque, même s’il rentre dans ce combat pour la vérité, doit pouvoir manifester ce qui est positif dans ce que devrait être l’attitude de l’Église. « Donne-moi un cœur qui écoute » (1 Rois 3, 9) est ce que demande le jeune Salomon avant sa prise du pouvoir royal. Il ajoutait « pour gouverner et discerner ». Il ne demande pas une intelligence abstraite, la gloire, ou la capacité à vaincre ses ennemis. Non, il demande un cœur qui écoute. Chacun de nous pourrait demander ce cœur qui écoute, utile pour gouverner mais surtout pour accompagner les victimes. Si nous sommes convaincus d’être tous impliqués par cette maladie, alors nous pourrons joindre à nos pratiques habituelles une attention singulière pour les victimes abusées, une attention faite d’amour et d’écoute. Mais cette sensibilité intérieure est impossible sans une empathie vraie et réelle, sans le partage d’une même douleur. L’Église ce n’est pas seulement une intelligence de situation, une intelligence théorique. Ce sont des personnes sensibles, capables d’empathie et de compassion. Tout commence par l’union dans la souffrance. « Si un seul membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance » (1Co 12,26).
Cette notion de blessure, de souffrance, vous l’avez également côtoyée chez les soldats lorsque vous étiez évêque aux armées…
Après huit ans passés aux armées, et en écoutant des victimes, un parallèle s’impose entre la blessure causée par ces abus sexuels et celle provoquée par une action de guerre. Bien sûr, l’acte lui-même diffère : là, il s’agit de soldats volontaires, ici d’enfants contraints. Là ce sont des blessures liées aux armes, ici des blessures liées à la sexualité. Les effets de ces blessures ne sont pas les mêmes mais leur caractère durable leur est commun. Dans l’armée, on parle de SPT, stress post-traumatique, invalidant dans le temps et dans l’espace, bien au-delà de son origine mutilante. Ces deux types de blessures ne sont pas comme les autres et se retrouvent par le fait qu’elles ne cicatrisent jamais. Les victimes n’ont, en pratique, aucune maîtrise sur les effets intérieurs des abus qu’elles ont subis. Les viols et violences ne se sont pas imprimés dans leur mémoire comme d’autres souvenirs, rapidement intégrés dans leur contexte et soumis à la loi du temps. Normalement, quelle que soit l’excellence de la mémoire, le temps estompe les souvenirs, sinon dans la précision des faits au moins dans les effets émotionnels qu’ils produisent. Mais les violences dont nous parlons ici s’inscrivent dans ces personnes victimes d’une autre manière, indépendante de leur volonté, voire contre leur volonté tant elles auraient voulu les oublier rapidement. Cela ne relève pas de la simple volonté de la personne de dire « j’oublie ». Non, il s’agit là de blessures ouvertes, en permanence. Le temps, les tentatives d’oubli, les efforts pour les tenir captives dans un recoin de la mémoire n’ont jamais atténué leur capacité à faire flamber à nouveau les émotions traumatisantes qui en sont les effets mécaniques. Ainsi, cinquante ans après les faits, leur virulence émotionnelle est entière voire plus intense encore.
Quelle place et quel sens lui donner en tant que chrétien, que croyant ?
C’est l’enjeu de la sainteté. L’Église doit avoir ce cœur qui écoute et pouvoir dire aux victimes : je t’écoute, je te remercie pour ta présence, je suis prêt à t’accompagner. Même si la victime réussit à pardonner, la blessure ne guérira pas. D’où l’importance pour l’Église d’être présente dans l’accompagnement et de l’aider à trouver son chemin de sainteté. L’écoute des victimes et le dialogue entre elles nous permettront de dégager ces chemins concrets où l’homme s’élève vers la lumière et vers l’Amour parce qu’il se sent aspiré par une puissance formidable. À la douleur partagée avec eux, joignons donc l’encouragement à la sainteté.
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Comment articuler, voire réconcilier, justice et miséricorde ?
C’est le même amour qui est à l’origine de la justice et de la miséricorde. Et il n’y a pas moins de charité à rendre la justice qu’à faire miséricorde. Toutes les deux sont de Dieu et elles vont à Dieu. « Quiconque ne pratique pas la justice n’est pas de Dieu, et pas davantage celui qui n’aime pas son frère » (1Jn 3,10). Dans le cas des abus sexuels, ce ne sont pas seulement les victimes qui réclament la justice, c’est la miséricorde elle-même qui exige la justice.
Dans votre livre vous évoquez la parabole du pain…
Comment fabrique-t-on du pain ? Les grains de blé sont d’abord broyés puis pétris ensemble avec de l’eau pour former une pâte unie, bien homogène. Cette pâte passe ensuite au feu de la cuisson pour devenir un bon pain. On peut voir l’eau comme l’eau de la justice et le feu de la cuisson comme celui de la miséricorde. La pâte, c’est la personne prise en tant que somme de ses actes, pétris ensemble et unis par l’eau de la justice. En effet, quand la justice reconnaît un acte comme criminel, c’est la personne qu’elle condamne et qu’elle envoie en prison. Mais le processus du pain ne s’arrête pas là. Un feu transforme cette pâte humaine en un pain divin. Ce feu, c’est la miséricorde. Le feu n’est pas lié à la pâte. Il est d’un autre ordre que l’eau et que les grains moulus ensemble. D’une certaine façon, le feu absorbe l’eau mais sans détruire son travail antérieur. Ni l’eau ni le feu ne proviennent des grains. Ils sont surajoutés et ils les valorisent en pâte puis en pain. Chacun son travail : l’eau ne transforme pas, elle unit. Le feu transforme en faisant d’une substance une autre substance. Le bon pain, c’est l’homme justifié et miséricordié. C’est la personne reconnue au-delà de la somme de ses actes.
“Une Église pauvre avec une lampe allumée”
Croyant ou non-croyant, qu’attend-t-on de l’Église aujourd’hui ?
Je pense qu’ils attendent que l’Église comprenne qu’elle porte un trésor dans un vase d’argile, qu’elle porte une lumière mais que son bougeoir est minable. Doit-on encenser la sainteté de tel prêtre, le discernement de tel évêque ? Non, ils attendent que l’Église soit ce qu’elle doit être : de pauvres pécheurs, eux-mêmes sauvés par Jésus. Nous avons à présenter la lumière des Nations… qui n’est pas l’Église. Arrêtons de s’auto-congratuler, oui, nous faisons de de belles choses. Mais cessons de faire la promotion de l’Église pour elle-même. Je préfère une Église pauvre avec une lampe allumée qu’une Église riche sans la lampe. De la même manière, le prêtre est un préparateur, un porte-parole. Il est là pour rendre le Christ réellement présent dans le monde mais doit comprendre qu’à un moment donné, il s’efface. Il doit se faire humble pas uniquement avec le message qu’il porte mais avec sa présence. Le prêtre ne sera un bon prêtre que lorsqu’il aura appris dans son cœur à quitter et à partir.
Quelle est votre espérance ?
Mon espérance, intacte, est fondée sur le Christ. Elle est d’une puissance énorme ! Tous ceux qui se fondent sur l’espoir que demain ça ira mieux pour l’Église ou le monde tomberont d’illusions en désillusions, de faux espoirs en déceptions épouvantables. Il faut ancrer son espérance dans le roc.