Orson Welles déguisé en capitaine Conan, avec le chapelet à la main et les poésies de Verlaine dans la gibecière. Le père Raymond-Léopold Bruckberger (1907-1998), aumônier de la Résistance, ami de Cendrars et de Camus, éditeur de Thomas d’Aquin et de Giraudoux, passionné de l’Évangile et de la politique, confondait volontiers la baïonnette avec le stylo-plume. Un personnage de Rabelais échoué au XXe siècle. Sa vie est une aventure spirituelle où se mêlent le cocasse et le sublime. Insupportable, bruyant, scandaleux, mais courageux. Il aura commis bien des bêtises mais il témoignait des mystères de la foi avec une clarté rare et une fidélité sans reproche. Bernanos l’avait présenté en ces termes à Gaston Gallimard : « Un vrai moine, avec qui on peut aller à la chasse au tigre ! »
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En 1939, le jeune officier Bruckberger, alors secrétaire de la Revue thomiste, choisit de se battre dans les Corps francs, ces sections d’assaut qui effectuent des raids en première ligne. « Une vocation dominicaine entraîne à des initiatives beaucoup plus larges. Je veux qu’il soit évident que j’aime mon pays et que je ne suis pas un lâche. Ce ni par forfanterie ni par inconscience que je pars au front, mais parce que je crois qu’il est dans ma vocation, comme dit Bernanos, d’être « avec ceux de l’avant, avec ceux qui se font tuer. » De ces escarmouches audacieuses, il rapporte des amitiés indéfectibles avec les soldats. Blessé, fait prisonnier, il s’évade de l’hôpital d’Amiens et rallie la zone libre.
Chez le philosophe catholique Jacques Maritain, il avait connu Claude Bourdet. Le fondateur du mouvement de Résistance « Combat » l’entraîne dans l’armée des ombres. Dès 1941, il espionne, critique ouvertement le régime de Vichy, correspond avec Londres. Il est arrêté en mars 1942, interné à la prison de Clairvaux pendant cinq mois et libéré sur l’ordre de Darnand, son chef des commandos de 1940. Il reprend aussitôt l’accueil des parachutistes anglais, l’organisation des secours pour les enfants juifs et les artistes communistes, la résistance intellectuelle. Il est élu au Comité national des écrivains de la résistance et nommé Aumônier général des FFI.
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Il est à Paris en août 1944 pour soutenir les combattants des rues dans le soulèvement de la capitale. L’aumônier organise à l’église Notre-Dame des Victoires une chapelle ardente et les obsèques des résistants tombés sur les barricades. Le 25 août, il intime aux curés de Paris de faire sonner toutes les cloches pour saluer l’entrée des premiers chars Leclerc Porte d’Orléans. Il rencontre le général de Gaulle à l’Hôtel de Ville, parmi les jeunes résistants couverts de poudre, de sueur et de fatigue, seul prêtre au milieu des combattants de la Liberté. Sa robe blanche dominicaine ne passe pas inaperçue. La discrétion n’est pas son genre. Le lendemain, c’est lui qui accueille le Général sur le parvis de Notre-Dame pour la célébration d’action de grâces de la Libération. Il entonne le Magnificat sous les tirs des snippers. Il cantonne l’évêque auxiliaire de Paris dans la sacristie. La présence de Mgr Beaussart aux côtés des héros, quelques semaines après qu’il a présidé sous les voûtes de la cathédrale les obsèques de Philippe Henriot, le porte-parole de la Collaboration, est inconvenante. Les curés planqués ne pardonneront jamais au moine résistant ce camouflet.
En revanche, il gardera pour toujours l’estime du général de Gaulle et l’amitié du Georges Pompidou. Son entregent dans les milieux des vedettes et des artistes branchés agace. Ses initiatives choquent : l’aumônier de la résistance devient en 1945, au nom de la miséricorde, le défenseur de certains collaborateurs patentés. L’écrivain Antoine Blondin le surnomme « le Boris Vian du catholicisme » et, s’amusant de son goût pour les actrices, Raymond Queneau chante « Bruckberger et ses bruckbergères » ! Bernanos le défend : « Mon cher Bruckberger n’a pas été compris. Ce jeune moine prédestiné, à l’intelligence si sensible et lucide, à la volonté militaire, au cœur d’enfant et de poète… ».
On l’éloigne de Paris. Il va parcourir le monde, écrire une magnifique hagiographie de Marie-Madeleine, devenir chroniqueur gouailleur du quotidien l’Aurore, tourner des films qui le ruineront. Il s’éteint le 4 janvier 1998 en Suisse après avoir demandé pardon pour toutes les pitreries d’une vie. Il avait imaginé que le Christ l’accueillerait au paradis des insurgés avec ces mots : « Le ciel est pour les violents, cela est aussi dans l’Évangile, pour ceux qui sont capables de l’emporter d’assaut ! Ne crois pas que tu partageras la victoire si tu ne partages pas la bataille. Quelle bataille ? Ton véritable ennemi, c’est toi. Si longtemps que tu n’auras pas rendu le dernier souffle, tes démons ne rendront pas les armes. À toi de ne pas déposer les tiennes.
»