Il est minuit à Bourges. Les officiers de la Gestapo en charge de la prison ont tous quitté les lieux, pour rentrer dans leur caserne ou passer prendre un verre aux cabarets du coin. Il ne reste plus que les gardes de nuit et un silence de mort règne sur la prison. Les détenus n’ont rien à dire. Après les tortures subies, ils tentent tant bien que mal de profiter des quelques heures de répit que la nuit leur accorde avant une autre journée aux mains des geôliers.
Du moins, c’est ce que Marc Toledano essaye de faire sans grand succès. Son demi-sommeil est bien trop agité pour être reposant et son corps endolori l’empêche de trouver une position confortable.
Soudain, une ombre apparaît sur le mur de sa cellule, le faisant sursauter. Ses bourreaux seraient-ils déjà revenus pour l’interroger ? Ne peut-on l’achever et le laisser en paix une fois pour toute ? Mais au lieu d’être saisi et traîné comme une bête récalcitrante hors de sa cellule, une main se pose délicatement sur son épaule.
– Ne parlez pas, lui dit-une voix douce avec un fort accent allemand. Je suis frère Alfred, ordre de saint François. Je viens vous soigner.
Marc ne le croit pas. C’est sans doute une autre ruse des boches pour le faire parler. Abuser du nom de Dieu pour parvenir à leur fin n’est pas au-dessus de ces monstres.
Lire aussi :
Dans l’épreuve, se garder du désespoir
Ce n’est que lorsqu’il se retrouve allongé sur un lit confortable de l’infirmerie et que son “bourreau” lui applique du désinfectant sur ses plaie en lui disant des paroles rassurantes avec son français maladroit que Marc s’étonne. Encore une autre ruse pour lui faire baisser sa garde ? Cela ne marchera pas !
Sauf qu’une fois ses plaies bandées, le gardien lui montre sa croix franciscaine et son chapelet. Il récite une dizaine en français aussi bien qu’il le peut. Puis il donne à Marc des fruits secs, un peu de pain frais et du pâté avant de le ramener dans sa cellule.
Le frère Alfred revient le soir suivant, et celui d’après. C’est la même routine à chaque fois. Il conduit Marc à l’infirmerie, le soigne, lui donne à manger, prie sur lui et le ramène en lui offrant des paroles réconfortantes. Marc ne comprend plus. L’homme qui le soigne et porte l’uniforme de l’ennemi, a l’air si fragile en tenant dans ses grandes mains la croix qui pend à son cou. Les larmes qu’il verse en priant finissent par convaincre Marc que cet homme est bel et bien son allié.
– Mon frère est-il vivant ? ose-t-il demander un soir, songeant à Yves qui subit les mêmes tortures que lui mais qu’il n’a pas vu depuis dix jours. – Oui, répond le frère Alfred avant de lui présenter un carnet et un crayon. Message ? Votre famille ?
Le français de son bienfaiteur est très rudimentaire. Marc se résout donc à écrire un message à ses parents malgré ses mains blessées en prenant soin de ne rien dire de compromettant pour Yves ou ses compagnons de la résistance. Le frère Alfred fourre le message dans sa botte avant de reconduire Marc dans sa cellule.
Pendant des mois, le franciscain fait circuler ses messages, à son frère, ses parents et même la résistance. Il apporte nourriture, tabac, médicament, journaux… Marc voit bien qu’il n’est pas le seul prisonnier à recevoir l’aide du frère Alfred. Le gardien va jusqu’à introduire dans la prison l’abbé Barut, un prêtre suisse également sauvé par lui, afin de pouvoir communiquer correctement aux frères Toledano des meilleures tactiques de défense à adopter face à leurs bourreaux.
Lire aussi :
Sancja Szymkowiak, l’ange gardien des prisonniers de guerre français
Après plusieurs mois d’interrogatoires et de tortures infructueuses, fautes de preuves sur ses liens avec la résistance, la Gestapo relâche finalement Marc. Il n’empêche, Alfred continue de faire circuler les messages entre lui et son frère Yves, toujours détenu.
– Pourquoi m’avez-vous aidé ? lui demande-t-il un jour. Vous êtes allemand. Ne sommes-nous pas censés être ennemis ? – “Là où est le désespoir, que je mette l’espoir. Là où sont les ténèbres que je mette la lumière. Là où est la tristesse que je mette la joie,” récite le franciscain dont le français c’est grandement amélioré au fil des mois. Allemand ou français. Juif ou athé. Noir ou jaune. Les hommes souffrent de la même façon. L’infirmier soigne les blessures. Le moine soigne l’âme. Je suis un moine infirmier qui remplit ses devoirs.
Le frère Alfred meurt le 23 septembre 1975 dans l’incendie du couvent Saint-Antoine de Sélestat (Bas-Rhin). De nombreux anciens résistants, dont Marc Toledano, viennent assister aux obsèques de leur ami et ange gardien qui repose aujourd’hui au cimetière Saint-Doulchard, non loin de Bourges. On le surnomme “le franciscain de Bourges” suite à la biographie écrite par Marc Toledano, et au film éponyme de Claude Autant-Lara qui rapporte l’humanité extraordinaire d’Alfred Stanke.
Lire aussi :
Où est notre ange gardien lorsque nous traversons une épreuve ?
Lire aussi :
Sœur Monique, l’ange gardien des prisonniers