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Découvrir le goût des choses qui demeurent

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Bodleian Libraries/Coll Dagli Orti

Jean-François Thomas, sj - publié le 02/11/20

Les mots bien choisis, comme dans les haïku japonais prisés par Claudel, nous aident à trouver le goût des choses. Mais c’est en cherchant celles qui ne passent pas, qui laissent des traces, que le goût trouve sa plénitude.

Notre existence est bercée par le rythme des saisons et pourtant, nous n’y prêtons guère attention, sauf pour changer à la rigueur sa garde-robe au gré de la température, même si désormais l’uniformité règne également en ce domaine. En France, nous avons la chance de vivre dans un pays où règnent quatre saisons distinctes, toutes avec leurs particularités, quasiment comme les âges de notre vie : l’enfance, la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Le passage de l’une à l’autre devrait éveiller à chaque fois une sorte de nostalgie dans notre âme et nous préparer à affronter la suivante, tout en nous faisant espérer le retour du cycle proposant des jours meilleurs. Nous prenons pour argent comptant et comme une banalité ce qui est sans cesse miraculeux, précieux et qui réserve des surprises illimitées. De plus, les saisons ne sont pas partagées de façon identique sur toute la surface de la planète.

Les haïku de Claudel

Au Japon, héritier d’une tradition chinoise, il est considéré que plus il y a de saisons, plus la vie est riche, d’où un calendrier avec soixante-douze saisons, chacune baptisée d’un nom poétique, alors que, réellement, ce pays n’en connaît climatiquement que quatre. Ryoko Sekiguchi, japonaise vivant en France, a écrit un joli ouvrage sur ce thème, Nagori. La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter. Elle y montre comment, dans la langue japonaise, le monde entier se classe par saison : plantes, poissons, oiseaux, quadrupèdes, climats, rituels, vêtements, objets du quotidiens, manifestations sportives et culturelles, événements scolaires ou professionnels, y compris les maladies saisonnières et les « esprits ».

Les Japonais sont passés maîtres dans l’art d’associer un mot à une saison particulière, ceci sous la forme du haïku, petit poème bref de dix-sept mores, en trois segments de 5-7-5, calligraphié sur une unique ligne verticale, ou, en transposition française depuis 1905, sur trois lignes très ramassées. Paul Claudel s’y exerça avec succès, notamment avec ses Cent phrases pour éventails. Comme l’écriture au pinceau, par la position de la main, nécessite une attention verticale, « le poète n’est plus seulement l’auteur, mais comme le peintre, le spectateur et le critique de son œuvre, au fur et à mesure qu’il se voit lui-même en train de la réaliser » nous dit Claudel.




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Comme le haïku évoque le plus souvent une saison, le poète est penché sur elle et lui accorde tous ses soins et toute sa capacité de contemplation. Chaque poème doit comporter au moins un mot de saison, un kigo, placé dans le premier vers. Sans pouvoir retranscrire ici les caractères calligraphiés par Claudel, voici quelques exemples tirés de ses Cent éventails, exemples évocateurs, aussi légers que les choses qui sont effleurées et qui émergent par le passage du pinceau : « L’automne aussi est une chose qui commence » ; « Une belle journée d’automne est comme la vision de la Justice » ; « Fin d’août. Dans le brouillard parmi les milliers de libellules, trois papillons blancs » ; « Le coucou localise l’endroit où nous ne sommes pas ». Cela conduit jusqu’à vivre par les mots les saisons qu’on ne vit pas dans la réalité. Un poète des Tropiques peut ainsi écrire sur la neige qui tombe, sans avoir jamais vu un flocon tomber, comme celui de Scandinavie peut ressentir sous ses doigts le balancement du palmier dans l’air humide.

Ce qui passe et ce qui laisse une trace

Ceci pour dire que nous avons souvent perdu le goût des choses depuis que nous avons négligé celui des mots. Le Japonais est très attaché au nagori, c’est-à-dire ce qui passe et qui laisse une trace, une présence, même si l’objet a été emporté par la saison morte. Une coutume nippone admirable est celle d’accompagner celui qui part, l’omiokuri, même simplement pour l’école ou le bureau le matin, non point seulement par un bref geste de salut mais en le suivant du regard aussi longtemps qu’il disparaisse à la vue.

Chacun d’entre nous a peut-être expérimenté cela devant des couchers de soleil majestueux où nos yeux s’attachent à l’astre déclinant même au-delà de son effacement physique, alors que ses couleurs illuminent encore le ciel avant de laisser place aux ténèbres. Tel est le goût des choses, retranscrit ensuite par le poète par des mots qui portent en eux la saveur, l’odeur et la couleur des saisons. Le nagori est le nom qui reste alors que l’objet a disparu. Telle est aussi la présence ressentie après la mort d’un être cher, non point que nous crussions qu’il hante le monde comme une âme en peine, mais parce qu’il est inscrit en nous et que nous continuons à le regarder s’éloigner en agitant la main.

Ce fut l’attitude des apôtres demeurant le regard fixé sur le ciel après que le Maître les eût quittés lors de l’Ascension. À l’invitation des deux anges, ils finirent par partir pour commencer la mission car le Nom qui l’emporte sur tout nom était désormais inscrit dans leur cœur à jamais et que le Christ n’était pas simplement une douce mémoire à leur esprit mais une Présence réelle et laborante.

Éduquer le goût

Tout le cycle liturgique est un rythme saisonnier qui nous ramène sans se lasser de la mort à la vie. La grande liturgie latine n’a rien à envier aux poèmes japonais. Chaque mot est à sa place, d’où la difficulté de traductions qui demeurent en-deçà de la réalité ou qui la trahit. Chaque lettre est une forêt de symboles. Lorsque le canon romain commence par les mots Te igitur, il apparaît aussitôt que le T est celui de la Croix. Nous sommes aussitôt plongés dans la saison du salut, une saison qui n’a pas de fin. À une époque où un des soucis primordiaux semble être de « manger de saison », il serait bon de se souvenir que notre nourriture essentielle, la sainte eucharistie, couronne et dépasse toutes les saisons, qu’elles soient quatre ou soixante-douze. Son goût, à nul autre pareil, révèle ses nuances, non point pour le palais, ce qui serait de peu d’importance, mais pour l’âme. Il dévoile toutes les dimensions de cette charité dont parle saint Paul.




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Éduquer le goût n’est pas affaire culinaire, et les chefs les plus talentueux seront bien impuissants à faire vivre à jamais la saveur des plats sophistiqués qu’ils élaborent. Éduquer le goût n’a rien à voir avec les « valeurs républicaines » dont nos oreilles sont rabattues puisqu’il s’agit d’un domaine qui touche à la vérité et à l’état des choses qui ne passent pas. Une telle éducation doit fleurir dans la famille, seule habilitée à transmettre à l’enfant ce que l’existence recèle et révèle de plus précieux. Combien de parents s’en soucient aujourd’hui comme de la priorité ? Pour goûter les choses, celles qui passent et celles qui demeurent, il est nécessaire de ne pas regarder son ventre comme son dieu, selon ce que l’Apôtre écrit aux Philippiens à propos des ennemis de la croix du Christ « dont la fin sera la perdition, dont le Dieu est le ventre, qui mettent leur gloire dans leur ignominie, et qui n’ont de goût que pour les choses de la terre » (Ph 3, 19).

L’attente du goût parfait

La nostalgie chrétienne ne s’attache pas, comme celle des païens, y compris les plus lettrés d’entre eux, aux choses de la terre. Elle est tendue vers les choses du ciel, ce qui est promis, entrevu déjà mais pas encore saisi dans sa plénitude et qui sera seul à pouvoir combler le désir et la soif de l’âme. Elle n’entretient pas les saveurs disparues du passé mais est dans l’attente du goût parfait. Nous savons qu’à chaque jour suffit sa peine, qu’à chaque saison de la vie s’attache son lot de joies et de peines, que les fruits les plus amers finiront par mûrir et que les fruits pourris retourneront à la terre. Dans l’ordre de la nature, ce qui disparaît ne revient jamais à l’identique. Ce n’est que dans l’ordre surnaturel que le goût des choses est donné dans sa plénitude. Il est utile d’y tendre dès maintenant, sans attendre le moment, trop tardif, de la venue de l’Époux, cette heure qui risque de nous prendre au dépourvu.


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Tags:
japonLiturgiePaul Claudel
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