À la fin des années 1970, la grande encyclopédie Catholicisme notait que le jeûne était une « observance à peu près totalement abandonnée », mais concluait qu’il « demeure un instrument de libération ». École de maîtrise de soi et forme de combat spirituel témoignant que l’homme ne vit pas seulement de pain, le jeûne semblait surtout recommandable à l’auteur de l’article pour « sa valeur d’hygiène ».
À la légitime question « Pourquoi jeûner ? », il est toutefois bon d’en ajouter une autre, plus essentielle encore : « Pour qui jeûner ? » Ni bouddhiste, ni hygiéniste, ni masochiste matant un corps qu’il méprise, le catholique est appelé à vivre son jeûne tourné vers le Christ dont il attend le retour. À ceux qui traitent ses disciples de gloutons, Jésus répond ainsi : « Les invités de la noce pourraient-ils donc jeûner, pendant que l’Époux est avec eux ? Tant qu’ils ont l’Époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais un temps viendra où l’Époux leur sera enlevé : ce jour-là ils jeûneront » (Mc 2, 18-22).
Le jeûne et les quatre niveaux de l’amour
La tradition monastique distingue quatre niveaux de l’amour : l’amour de soi pour soi, l’amour de Dieu pour soi, l’amour de soi pour Dieu, l’amour de Dieu pour Dieu. Ces distinctions peuvent sans doute être utiles à qui veut savoir pour qui il jeûne.
L’amour de soi pour soi laisse peu de place à la privation de nourriture. Il tolère sans doute le régime amaigrissant, qui est la version sécularisée, donc socialement acceptable, du jeûne, mais il peine à voir plus loin que son reflet dans le miroir.
L’amour de Dieu pour soi renvoie aux jeûneurs fanfarons de l’Évangile, qui ont déjà leur récompense. Ils ont inventé l’humilité ostentatoire, le jeûne qui gonfle l’orgueil plus sûrement qu’il ne vide le ventre. Quand ils entendent « Souviens-toi que tu es poussière », ils pensent sans hésiter à de la poussière d’or.
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L’amour de soi pour Dieu n’ignore pas la valeur hygiénique du jeûne, mais révèle que le corps est le temple de l’Esprit saint. Le jeûneur y traite son corps de chair comme un corps glorieux en Espérance. Ce jeûne-là est un antidote contre le spiritualisme, maladie aussi grave que la gloutonnerie, mais dont les symptômes sont mieux cachés ou plus flatteurs.
L’amour de Dieu pour Dieu révèle qu’ultimement tout jeûne est eucharistique, c’est-à-dire offrande et action de grâce. Parfois mal compris pendant le confinement et assimilé à une privation de communion sacramentelle, le jeûne eucharistique, qui précède et suit la manducation, est une manière simple de témoigner que le Pain descendu du Ciel surpasse tous les aliments. Aussi ne peut-on le recevoir la dernière bouchée du petit-déjeuner avalée. De même serait-il déplacé de se jeter sur les cacahuètes de l’apéritif, alors même que le Corps livré nous habite encore matériellement.
Une participation au sacrifice de la messe
Le jeûne est en cela une des meilleures formes de « participation » des fidèles au sacrifice de la messe. Benoît XVI rappela fort à propos que « participer » ne signifiait pas essentiellement chanter fort en tapant dans ses mains ou faire une farandole autour de l’autel. En 2007 dans, Sacramentum caritatis, il invitait à une participation des fidèles qui, plus qu’« une attitude extérieure », serait « une disposition intérieure », favorisée par « le recueillement et le silence, au moins quelques minutes avant le début de la liturgie, le jeûne et, lorsque cela est nécessaire, la Confession sacramentelle ». Oui, c’est toujours pour le Christ et avec le Christ qu’il s’agit de jeûner, quelle que soit la raison immédiate qui est mise en avant. Il va de soi que cet amour de Dieu pour Dieu inclut les autres, chaque fois que le jeûne devient une forme d’intercession. Se priver de nourriture rend alors témoignage à la Communion des Saints, et par là au Christ dont chaque goutte de sang est livrée pour la multitude.
Le carême qui s’ouvre nous donne donc quarante jours pour témoigner par le jeûne que notre foi n’est pas désincarnée et que notre corps n’est pas étranger à notre Salut.
Le carême qui s’ouvre nous donne donc quarante jours pour témoigner par le jeûne que notre foi n’est pas désincarnée et que notre corps n’est pas étranger à notre Salut. La plénitude de la Bonne Nouvelle nous révèle à la fois que Dieu a eu un estomac pour mieux nous rejoindre et qu’Il a jeûné pour mieux nous sauver. Ainsi sommes-nous libérés de l’esclavage que subissent ceux dont saint Paul dit que leur Dieu, c’est leur ventre. En l’absence de l’Époux, jeûnons donc non seulement pour reposer notre estomac, mais surtout pour mieux goûter le festin des noces de l’Agneau.
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