Colombie, 1627. Malgré une fraîche matinée de printemps, ils sont nombreux à patienter sur le quai de la Trésorerie de Carthagène des Indes. Au large on peut apercevoir les voiles de quelques imposants navires se dirigeant vers le port. La foule échange des murmures impatients et curieux. Au milieu d’eux, seule une personne ne dit mot. Pierre Claver se contente de scruter les flots. Lui n’est pas là pour faire acquisition de quoi que ce soit.
À bord du navire négrier qui se rapproche se trouvent des centaines d’esclaves noirs enchaînés comme du bétail. Pierre ferme les yeux et prie silencieusement pour les défunts dont les corps ont été jetés à la mer. Car il sait déjà que la moitié d’entre eux a péri au cours du voyage. La moitié de ceux qui arrivent sera malade. Et la moitié de la moitié, mourante. Les autres seront affamés, apeurés et sans espoir. Depuis que les indiens ont été déclarés êtres de raison et donc libres, la traite négrière à tristement augmentée en Nouvelle Grenade.
La misère au fond des cales
Pierre vient tous les jours sur le quai avec sa sacoche lorsqu’il sait qu’un navire doit arriver. Cela depuis plusieurs années. Mais chaque fois, c’est le même pincement au cœur qui le saisit. La mission qu’il a choisi lui fait voir en face la négation de l’humanité, le sort des hommes les plus maltraités de leur époque. Si depuis 1537, l’Église condamne sans retenue l’esclavage, il n’en reste pas moins présent au nouveau monde. Enfin les navires accostent. Alors que la foule attend, sur les quais, Pierre s’empresse de monter à bord. Quelques-uns de ses frères le suivent avec des paniers de fruits, des gâteaux et de l’eau fraîche.
– Laissez-nous prendre soin de vos malades, demande Pierre.
Quoique bien étonné, le capitaine leur donne la permission. Après tout, la marchandise n’en sera que plus attrayante pour les acheteurs une fois débarbouillée. Et libre à ses fous de jésuites de s’exposer à la maladie. De toute façon, ils vont encore devoir patienter plusieurs jours dans les cales avant d’être mis sur le marché. Dans les cales, une odeur nauséabonde de sueur et de pourriture familière leur monte à la tête. Et il y règne un silence de mort. Mais Pierre se rend directement auprès des malades. Il les nourrit et les lave, offrant quelques paroles réconfortantes en Angola.
– Mangez, buvez, leur dit-il en premier. Puis nous vous soigneront.
Alors que les affamés se jettent volontiers sur la nourriture, Pierre et ses compagnons distribuent des vêtements propres et des médicaments. Chaque fois que Pierre s’approche de l’un deux, les malheureux sursautent, et les dévisagent avec effroi. Dans ses yeux existe la peur du monstre blanc qui arrache les africains à leur terre natale et les enchaîne.
Une goutte d’eau dans l’océan
– Pourquoi nous aider ? Demande alors une femme après deux jours.
– Je suis l’exemple de mon maître et Seigneur.
Voilà l’ouverture qu’attendait Pierre. Il leur parle de Jésus, mort pour sauver tous les hommes sans exception. Pour les baptiser, Pierre veut qu’ils comprennent d’abord ce que cela veut dire. Alors il leur parle du royaume éternel et de l’amour infini de Dieu. Les enchaînés écoutent attentivement les paroles étrangement chaleureuses du jésuite. C’est la première personne qui s’adresse à eux ainsi depuis des mois. Pierre ne peut les sauver d’un avenir incertain. Alors il souhaite au moins leur fournir les outils qui pourront apaiser leurs souffrances et leur donner l’espoir du ciel.
En attendant que les puissants se raisonnent, c’est la moindre des choses. Il connaît la réalité amère de son service. Toute sa vie ne sera qu’une simple goutte d’eau dans l’océan. Mais Pierre compte bien la verser. Il ne se contente pas de monter dans les navires. Le jésuites supplie encore les maîtres de bien traiter leurs esclaves, il catéchise dans les mines et les plantations. Il s’assure aussi de trouver des interprètes dans 18 langues africaines différentes. On l’admire pour la pédagogie qu’il emploie à l’égard de son auditoire si unique.
Il nourrit, prie et bénit sans relâche. Quitte à délaisser la nourriture et le sommeil. Car il a une promesse à tenir. Le jour de sa profession religieuse définitive, il a signé avec ces mots : Petrus Claver, Aethiopium semper servus. Pierre Claver, l’esclave des Africains pour toujours.
Cette routine se répète pendant 40 ans jusqu’à ce que le jésuite succombe à l’épuisement en 1654. Il est canonisé par le pape Léon XIII en 1888. Il est le saint patron des missions auprès des noirs, de Colombie, et défenseurs des droits de l’homme.