Il se plante devant sa caméra, choisissant bien le regard et la pause. Une lampe spéciale projette sur lui une lumière qui, pense-t-il, le rend beau. Sur l’écran, au lancement de la vidéo, une simple phrase plutôt mal orthographiée qui précise que “ma copine m’a demandé de me filmer pendant que j’écoutais le texte qu’elle a enregistré pour moi”. Et l’enregistrement débute, accompagné d’une petite musique suave et mélancolique. Face caméra, l’adolescent est immobile, concentré comme pas un de ses profs ne l’a vu depuis longtemps. La voix dit à peu près ceci : “Cela fait longtemps que je te connais… Si je veux te dire ce message c’est parce que c’est important… Tu es quelqu’un d’unique, de précieux… tu m’apportes beaucoup… Même si tu penses le contraire parfois, ta vie a un sens… Tu apportes beaucoup à la mienne et à tes amis…”
Mises en scène
Le regard s’humidifie. L’arrogante affirmation de soi du début se transforme en fierté émue d’elle-même. Et puis une larme perce et glisse sur la joue. Et la voix continue pendant que le piano qui l’accompagne redouble d’intensité dans le mélo. “Tu es quelqu’un de vraiment à part… Tu es quelqu’un d’exceptionnel…” Au moment où la larme touche les lèvres, un sourire maladroit y paraît. Et puis un geste de la main, un dodelinement de la tête, comme pour remercier l’auteur de ce texte, la Voix. La vidéo s’arrête.
C’est le format sur TikTok, paraît-il : une minute, deux minutes, jamais plus. Des tranches de vies filmées, charriées par ce réseau social où des adolescents de toutes conditions, de toutes cultures, s’échangent leurs états d’âme, leurs fureurs et leurs fantasmes, sans manière mais avec beaucoup de fards. Ils sont nombreux à savoir ainsi se mettre en scène, corriger les défauts de leurs visages et régler les éclairages à la perfection. Cinéastes d’eux-mêmes, les voici avides de se confesser en public. Et gourmands de se voir émus d’être aimés.
Besoin d’affection
Cette vidéo de leur fils, envoyée par ses parents, me fascine. Faute de l’entendre autrement, voici donc que des jeunes gens, garçons et filles, se rassurent en se postant des messages dans lesquels d’autres leur disent combien ils sont épatants et combien leurs vies valent la peine d’être vécues. Comment, en entendant cette voix, ne pas songer à une autre Voix qui ne demande qu’à crier dans les déserts de nos vies, quels que soient nos âges…
Il y avait, avant le Covid-19, cette mode des embrassades gratuites, free hugs à l’américaine où des passants étaient invités par d’autres à se prendre dans les bras, dans des effusions assez éloignées de mes modes de vie et de mon goût personnel, mais qui n’en étaient pas moins révélatrices du besoin d’affection suscité par l’anonymat, entre autres, de nos grandes cités.
Briser les murailles
Ce soir, en discutant avec un couple d’amis, nous évoquions ce petit geste de bénédiction qui consiste à tracer sur le front de quelqu’un le signe de la croix. Signe posé par des parents sur le crâne de leur chérubin avant qu’il n’aille dans sa chambre le soir. Signe trop peu utilisé par pudeur ou timidité entre baptisés dans la vie quotidienne…
En remontant la foule des samedis de courses, regardant ces visages si nombreux et si empressés, comment ne pas avoir envie de leur faire entendre la voix qui leur dise combien chacune de leurs vies est précieuse ? Comment résister au désir de leur témoigner par un geste, par un regard, combien leurs existences sont déjà bénies par l’amour dont Dieu les aime ? Non qu’il s’agisse d’opposer à la modernité une défiance du type : “À quoi ça rime cette façon de faire ?” Mais plutôt réfléchir à la manière dont la culture de notre temps peut mener à la source où toute soif s’étanche. Encore faut-il que nous prenions soin de ne pas établir autour d’elle des murailles infranchissables et des conditions d’accès insupportables.