D’origine moldave, Victor Loupan parlait quatre langues (russe, roumain, français, anglais) mais la seule que nous parlions était celle de l’amitié. Une quinzaine d’années nous séparaient pourtant. Jeune, je lisais ces reportages dans Le Figaro magazine. Avant la chute du Mur, je séjournais parfois en République démocratique allemande. On parle alors peu du bloc de l’Est, Pologne exceptée. Grâce à lui, la bourgeoisie CSP+ passe de « 4 filles sur un bateau » au Bucarest de Ceausescu, le tout sur papier glacé. De 1986 à 2000, il a cette chance, avant l’Internet, de vivre les dernières heures de la grande presse. Installé en France un an plus tôt, quand Gorbatchev prend le pouvoir, il réalise quatre documentaires produits par Arte, France-2 et France-3.
Le premier Soldats perdus est consacré aux prisonniers soviétiques en Afghanistan. Le film fait le tour du monde et provoque l’ire de l’URSS. Dans les annales des médias, Victor Loupan reste associé à cette géopolitique de l’Empire rouge : la chute du communisme, les remous de l’ère Boris Eltsine, les guerres de Yougoslavie (du premier bombardement en Slovénie à la guerre du Kosovo où il est un des deux seuls reporters français), sans oublier les deux guerres de Tchétchénie. Ses grands reportages mobilisent parfois de gros moyens (hélicoptère). Il est fréquent que la maquette de son article soit « éclatée » au fil du magazine, tant la pub y abonde. Autre temps.
Une voix orthodoxe
Je fais sa connaissance des années plus tard, lorsque Radio Notre-Dame cherche une voix orthodoxe pour participer au « Grand débat » avec deux autres chroniqueurs, catholique et protestant. Il prend la suite de Jean-François Colosimo, qui vient d’être nommé sous Sarkozy au CNL (Centre national du livre). Comme les grands acteurs, Victor Loupan finit sa vie sur les planches ou presque. La veille de sa mort, c’est lui qui anime le grand débat à ma place (étant Covid positif). Il me souhaite même un prompt rétablissement à l’antenne. Vendredi soir, nous échangeons encore puis le lendemain matin, le patriarche s’en va brusquement, à son domicile. Stupeur. Il a 67 ans.
Le patriarche ? Oui. Chez Victor, on se souvient d’abord d’une silhouette hors-norme (1 m 97) et d’une gentillesse tout aussi colossale. Sa chevelure de rocker, son style de motard aventurier, sa barbe digne de Gandalf : c’est ce qu’on appelle un look. Il aurait pu jouer dans un péplum. D’ailleurs, rien de ce qui se fait au cinéma ne lui est étranger. Jeudi soir, il donne encore un cours à l’École Georges-Méliès fondée par Franck Petita, prestigieux institut d’enseignement du cinéma d’animation. Victor Loupan y enseigne la grammaire du langage cinématographique et l’analyse filmique. Son expertise remonte à loin. Né en 1954, il passe une jeunesse heureuse sous le ciel poststalinien. Il fait ses études primaires, secondaires et ses deux premières années universitaires à la faculté de philologie romane. En 1970, un conflit politique oppose son père aux autorités soviétiques. Sa famille prend alors le chemin de l’exil en 1974.
À la croisée de l’art et de l’exotisme
C’est alors qu’installé à Bruxelles, Victor Loupan est admis à l’INSAS (Institut supérieur des Arts), école de théâtre et de cinéma réputée, où il rencontre sa future épouse, Cécile. Il fonde avec elle le Théâtre Cévi-Loubrah, pour lequel il écrit et met en scène trois spectacles : À l’amazone d’après Marina Tsvétaïéva, Gamineries, un cabaret dont il compose la musique sur des textes de Verlaine, et Thérèse d’Avila d’après les écrits de la grande sainte. En 1982, il s’envole pour la Louisiane où il enseigne à l’université pendant deux ans. S’ensuit une année à Los Angeles, à l’American Film Institute, pour lequel il réalise trois moyens métrages de fiction : The barbarians d’après Patricia Highsmith, It was all good d’après Truman Capote et une comédie Ivan in paradise sur le mariage blanc d’un émigré russe aux États-Unis.
Le public perçoit qu’il est habité par les réalités d’en haut, par une sorte de préséance due au Bon Dieu en toute chose.
Sa connaissance des milieux culturels l’amène à faire des interviews fleuves de personnalités de premier plan (Noam Chomsky, Alexandre Zinoviev, Susan Sontag et bien sûr le cinéaste Andrei Tarkovski dont il est le dernier proche collaborateur). Il réalise aussi le documentaire de référence sur le prix Nobel de Littérature Joseph Brodski : poète russe, citoyen américain. Ces entretiens se conjuguent à de nombreux reportages à la croisée de l’art et de l’exotisme, sur les boîtes peintes et icônes russes de Palekh, les tapis et les chevaux akhal teké du Turkménistan, les chevaux Orloff, les maisons d’écrivains (Faulkner, Tolstoï, Tourgueniev, etc.). Victor Loupan n’est pas de ces journalistes blasés, lessivés par une actualité morne. Il poursuit une carrière d’éditeur, aux éditions des Syrtes puis aux Presses de la Renaissance où il publie notamment une Bible illustrée des chefs d’œuvre de la peinture occidentale préfacée par Régis Debray. Son Enquête sur la mort de Jésus est aussi notable, sans parler du bestseller Le Prix à payer sur la conversion de Joseph Fadelle, écrivain irakien issu d’une famille chiite converti au catholicisme. Son plus gros succès aux éditions de l’Œuvre.
Un message venu de l’Est
Trois mots, à mon sens, le caractérisent. L’influence, tout d’abord. Figure de la diaspora russe, Victor Loupan collabore régulièrement à la Literatournaïa Gazeta, le plus grand journal culturel de Russie. On le sent investi d’une mission, en qualité de président du comité éditorial de La Pensée russe, journal de référence de l’émigration russe en Europe fondé à Paris en 1947, et de son supplément Le Messager orthodoxe. Quelle mission ? « Éveiller nos consciences mollement assoupies dans le consumérisme qui nous étouffe, nous bâillonne », écrit un auditeur. Victor Loupan porte un message venu de l’Est, où domine le discours sur la décadence européenne et le déclin américain. Lecteur de revues militaires, il pense que l’armée russe est meilleure que sa rivale US. Son livre Le Défi russe sur l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir est remarqué. L’Union européenne est à ses yeux le faux nez de Washington et de l’OTAN. Une phrase le marque et l’afflige : « L’Europe est née de la peur du passé et meurt de la peur de l’avenir. »
Sous le soleil de la foi
L’autre mot, c’est l’enthousiasme, lié à son acuité de jugement, à son verbe ciselé tapant si juste, à cette façon qu’il a de placer une question délicate ou taboue sous le soleil de la foi, dans une forme de limpidité évangélique, sans acrimonie aucune et, ce qui est rare, sans jamais se montrer susceptible quand on le contredit. Le dernier mot, c’est la beauté dans les choses sacrées. Les liturgies plates et grises l’indisposent. Il ne se reconnaît pas dans un catholicisme protestantisé et sécularisé. Ce qui le fait passer pour un réac. Le public perçoit qu’il est habité par les réalités d’en haut, par une sorte de préséance due au Bon Dieu en toute chose. Son âme s’épanouit dans « la lumière de l’orthodoxie », nom d’une émission qu’il anime sur RND. Elle s’enracine dans une fidélité inoxydable à ses origines, au patriarcat de Moscou dont il est membre du Conseil pour la culture. Mgr Cyrille loue ses efforts, en tant que paroissien de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevski à Paris, pour rétablir l’unité entre l’archevêché des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale et son Église-mère.
Grand-père à la cinquantaine, Victor Loupan avait quatre enfants et onze petits-enfants. Je m’associe aujourd’hui à leur douleur.