« Les chiens et les chats prennent la place des enfants. » Tugdual Derville a récemment commenté dans Aleteia les mots prononcés par le pape François le 5 janvier, en rappelant judicieusement qu’un juste rapport aux animaux s’oppose à deux attitudes extrêmes : la cruauté gratuite, les dépenses inconsidérées. Contre cette seconde tendance, il citait le Catéchisme de l’Église catholique : « Il est également indigne de dépenser pour eux des sommes qui devraient en priorité soulager la misère des hommes. On peut aimer les animaux ; on ne saurait détourner vers eux l’affection due aux seules personnes » (CEC, 2418). Cela vaut aussi devant des cadavres, dont le traitement révèle ultimement l’idée qu’on se fait de la dignité humaine.
Un outrage aux pauvres
En dénonçant une dérive qui donne à l’animal la place qui revient à l’homme, le pape François a peut-être songé un instant à Léon Bloy, auteur auquel il a souvent dit son attachement. Bloy est en effet un des premiers à avoir perçu l’obscénité d’une passion pour l’animal qui serait un outrage aux hommes plongés dans la misère. Il faut lire et faire lire « Les deux cimetières », dernier chapitre du Sang du Pauvre, où Bloy se promène successivement dans un cimetière pour indigents et dans le cimetière animalier inauguré à Asnières en 1899. Texte féroce et charitable — féroce donc charitable ? — qui met en parallèle les traitements réservés à un pauvre qui, pourtant, « est peut-être à la droite de Jésus-Christ » et à un « misérable cabot bâtard dont l’ignoble effigie de marbre crie vengeance au ciel ».
Féroce, oui, mais parce que la colère de Bloy est « l’effervescence de sa pitié ». S’il pousse des cris devant des tombes canines et des gerbes de fleurs qui ont coûté la « subsistance de vingt familles », c’est après avoir pleuré devant des petites tombes misérables, qui témoignent de « ce qu’on tue d’enfants dans les abattoirs de la misère ». Du côté du cimetière des pauvres, « le déblaiement rapide et profanant des enterrés provisoires dont les ossements n’ont plus droit à un semblant de sépultures et vont être jetés en tas, comme des décombres ou des immondices, dans un trou quelconque ». Pour les chiens, les chiens riches précise Bloy, « des monuments grotesques et coûteux dont le ridicule n’a rien d’excessif ni d’humiliant pour la meilleure compagnie et qui conviendraient aisément aux carcasses des gentilshommes les plus distingués ».
L’incohérence hypocrite
Sans doute ne peut-on souhaiter qu’un pape s’exprime exactement de cette façon. On peut même comprendre que certains propriétaires de chiens jugent déplaisants les sarcasmes de Bloy devant les épitaphes que sa plume de pamphlétaire relève, avec une indignation qui ne va pas sans une joie de la trouvaille : « Kiki, Trop bon pour vivre », « À Folette, Ô ma mignonne tant aimée, De ma vie tu fus le sourire. Quelle épitaphe pourra dire combien mon cœur t’aura pleurée ? ». Ou encore, peut-être sa préférée : « Mimiss, sa mémère à son troune-niouniousse ! »
Sauvé de la fermeture par la mairie d’Asnières en 1987, le cimetière animalier se porte toujours bien, si on peut s’exprimer ainsi. Il accueille même des espèces variées, qui permettent de citer La Fontaine d’une manière inattendue : « Adieu veaux, vaches, cochons ». Depuis 2011, l’enterré le plus célèbre est sans doute Clément, le chien de Michel Houellebecq, qui a eu droit à son tour à une épitaphe écrite par son maître. On ne sait si c’est à cause du texte des deux cimetières qu’un personnage de Houellebecq définit Bloy comme « le prototype du catholique mauvais ». Pourtant, vomir les monuments somptuaires dédiés à des chiens n’implique pas forcément de haïr les animaux. Cela peut même être une manière d’aimer les hommes. À propos de l’entreprise bloyenne de démolition verbale des tombes canines d’Asnières, Dominique Millet-Gérard écrivait : « Ce monument d’ironie douloureuse vise moins à rabaisser l’animal qu’à dénoncer l’incohérence hypocrite. »
On peut en revanche chercher la place de l’animal dans le plan de Dieu, pour tenter de « déchiffrer l’alphabet symbolique de la création ».
Dans les « regrets éternels » adressés à des chiens, Bloy voyait en outre une affirmation d’« athéisme volontaire et fortement corseté », qui rendait inutile la prohibition « quelque peu jésuitique » des emblèmes religieux dans le cimetière « zoologique ». Une des épitaphes lui semblait illustrer l’état d’esprit général : « Si Ton Âme, ô Sapho, n’accompagne la mienne,/ Ô chère et noble Amie, aux ignorés séjours, / Je ne veux pas du Ciel ! Je veux, quoi qu’il advienne, / M’endormir comme Toi, sans réveil, pour toujours. » Dévotion au chien, mise à mort de Dieu. On ne peut être fidèle à deux maîtres à la fois…
Alliance ou tyrannie ?
On peut en revanche chercher la place de l’animal dans le plan de Dieu, pour tenter de « déchiffrer l’alphabet symbolique de la création ». Claudel, qui fustigeait la transformation des cochons et des poules en produits standard « incarcérés et gavés scientifiquement », essayait de rappeler à sa fille un temps où « les animaux faisaient l’alliance entre la terre et l’homme ». Et il ajoutait : « Sont-ce encore des animaux, des créatures de Dieu, des frères et sœurs de l’homme, des significations de la Sagesse divine que l’on doit traiter avec respect ? Qu’a-t-on fait de ces pauvres serviteurs ? L’homme les a cruellement licenciés. Il n’y a plus de lien entre eux et nous ».
D’un côté, donc, le lien hypertrophié jusqu’à la tombe grandiose ; de l’autre, le lien rompu par un machinisme sans frein. Dominique Millet-Gérard n’hésite pas à voir là un miroir effrayant de la modernité devenue folle : « Il est à craindre que le monde moderne, dans lequel se dilue si dangereusement la notion de personne, ait instauré par rapport à l’animal une double relation qui lui renvoie son image : idolâtrie et tyrannie, les deux relevant en fait d’une visée instrumentale. » La sagesse est sûrement à trouver ailleurs.
Une croix sur notre tombe
Il se peut que Bloy, férocement lucide devant l’idolâtrie, propose une voie précieuse pour une juste restauration du lien brisé. Il met dans la bouche d’un de ses doubles romanesques une étonnante déclaration d’affection envers les animaux : « J’aime les bêtes parce que j’aime Dieu et que je l’adore profondément dans ce qu’il a fait. Quand je parle affectueusement à une bête misérable, soyez persuadé que je tâche de me coller ainsi plus étroitement à la Croix du Rédempteur dont le Sang, n’est-il pas vrai ?, coula sur la terre, avant même de couler dans le cœur des hommes. » Texte difficile, mais qui se maintient au plus haut de la ligne de crête qui tient ensemble la dignité spécifique de l’homme et l’attention légitime à la Création tout entière rachetée. La Croix est plus à sa place sur la tombe d’un pauvre oublié que sur celle d’un chien idolâtré, mais Elle ne dispense pas d’être sensible à ses mille reflets sur toutes les créatures méprisées. On est tenté de résumer cela en déformant à peine un proverbe animalier : « Chacun à sa place et les animaux seront bien traités. »
Lors de l’audience où il regrettait que les chiens et les chats aient pris la place des enfants, le pape François a adressé un conseil tout simple à la foule : « Pensez à avoir des enfants, […] parce que ce sont eux qui fermeront vos yeux. Qui prendront soin de vous à l’avenir. » Bloy invite à ajouter que ce sont eux qui mettront une croix sur notre tombe, parce qu’ils ne voudront pas nous traiter comme des chiens.