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« Julien Green a toujours su que Dieu ne le lâcherait jamais »

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ARCHIVES / AFP

Après avoir reçu le Grand Prix National des Lettres, Julien Green est congratulé le 29 novembre 1966 à Paris par François Mauriac.

François Huguenin - publié le 21/03/22

Dans les tourments les plus terribles d’une sexualité totalement débridée, le grand écrivain Julien Green n’a jamais perdu la foi. L’historien des idées François Huguenin, qui lui consacre un livre, a reconstitué pas à pas son itinéraire spirituel.

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Dans un essai très personnel, La nuit comme le jour est lumière (Cerf), François Huguenin livre un témoignage intime sur sa proximité quasi-existentielle avec Julien Green et son œuvre. Pour Aleteia, il présente l’œuvre et le parcours de cet écrivain immense, catholique torturé par le mal et la tentation, qui conserva toujours le fil de l’espérance. Une leçon de vie qui peut éclairer les âmes blessées par des traumatismes insurmontables ou brisées par la souffrance. 

Aleteia : Qui était cet écrivain catholique mort il y a un peu plus de vingt ans, monument de la littérature, premier membre étranger de l’Académie française ?
François Huguenin : C’est un écrivain qui a traversé tout le XXe siècle, né en 1900, mort en 1998. Américain, il écrit en français. Son œuvre est double : il y a l’œuvre romanesque, l’une des plus grandes du XXe siècle à mon avis, mais aussi son œuvre de diariste, un immense journal autobiographique, écrit au jour le jour. Green a creusé son sillon sur ses deux voies, qui s’éclairent mutuellement. Mais c’est dans ses romans, qu’il se dévoile le plus profondément, peut-être parce que ce qu’il dit est parfois caché à ses propres yeux.  

Le moteur de l’œuvre de Green était cette tension entre le désir de Dieu et la passion charnelle. Vous citez l’un de ses personnages dans le Malfaiteur : « Aux heures les plus sombres… quand mon cœur se serrait de désespoir, alors je le sentais près de moi. Lui seul ne me méprisait pas, parce qu’il m’aimait. » Est-ce là la grande leçon spirituelle de Julien Green : quel que soit notre péché, Dieu est toujours présent ?
Malgré de grands moments de noirceur intérieure, presque de désespoir, Green a toujours su que Dieu ne l’avait pas lâché et ne le lâcherait pas. Je pense à cette phrase de sa mère qui lui dit un jour qu’il serait sauvé. Si son œuvre romanesque fait une peinture extrêmement noire des passions humaines, dans leur enfermement, avec l’âge, c’est de plus en plus clair, il sait que Dieu ne l’a jamais abandonné. Même dans les tribulations les plus sombres. 

Green est toujours torturé par les tentations, mais il est positivement habité par sa foi.

La présence du mal traverse la vie de Green. Dans le Léviathan, il parle de Paul Guéret comme de lui-même : « Il se vit faisant tout le contraire de ce qu’il voulait. » Comment est-il sorti de cette omniprésence du mal et de la tentation ? 
Ce n’est pas simple de répondre à cette question. On aura peut-être des surprises quand le Journal inédit de Green aura paru dans sa totalité. Il est certain qu’il a bataillé. Comment est-il sorti de ses tentations de la chair ? Il n’y a pas de miracle dans cet ordre de chose. Il n’y a que la force du bien qui peut passer au-delà de l’attraction du mal. C’est moins la lutte que le désir de se laisser toucher par la grâce qui a été décisive pour lui. Dans son œuvre romanesque, on observe un tournant dans les années cinquante, l’affirmation de l’importance cruciale de la foi. S’il le fait à ce moment, ce n’est pas un hasard. Green est toujours torturé par les tentations, mais il est positivement habité par sa foi.

Ce mystère du mal inscrit dans sa chair renvoie aussi au mystère de la liberté. C’est aussi un peu l’expérience que vous avez vécue : le mal peut pénétrer sa vie comme une blessure, un traumatisme d’enfance, qui vous écrase au point de vous priver de votre liberté intérieure. Pourtant, écrit Green, « c’était dans ma destinée mais je ne peux pas dire que je n’étais pas libre ». 
Quand Green prononce cette phrase, il le fait à mon sens presque par devoir, toujours habité est-il par la hantise du péché. Ayant appris par son éducation qu’on pouvait toujours refuser le mal, il ne pouvait pas dire les choses autrement. Je ne suis pas sûr que là est son dernier mot. Pour moi, ce n’est pas le message de ses romans, qui montrent très clairement qu’il y a une part de nous qui peut être privée de sa liberté. Cela ne veut pas dire que nous pouvons être totalement privé de notre liberté intérieure, mais il y a des moments où cette liberté tient à peu de choses. Green l’a expérimenté, mais je crois qu’il ne voulait pas non plus entraîner son lecteur sur la voie d’une permissivité totale. Toute son œuvre montre que notre liberté tient à un rien. Si le Verbe s’est fait chair et qu’Il a habité parmi nous pour nous sauver, c’est aussi parce que le Christ savait que la liberté de l’homme, créé libre à l’image de Dieu, a été profondément abîmée par le péché. Quand le mal traverse un être humain, sa liberté peut être sinon anéantie, du moins très fortement minée au point qu’elle ne puisse plus s’exercer. C’est ce que dit saint Paul : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, je fais le mal que je ne voudrais pas » (Rm 7, 19). 

S’il faut parler de conversion, c’est tout à la fois un mélange de petites lumières aux moments les plus terribles, et des instants de grâce gratuite où Dieu se manifeste.

Cela nous conduit à évoquer la conversion de Julien Green. Les conversions sont toujours des leçons pour les autres. Est-il revenu à Dieu comme cette « prostituée hantée par le souvenir de la lumière » ?
Dans les années trente, il est loin de la pratique religieuse, c’est vrai, mais il ne me semble pas qu’il ait perdu la foi. Il y a eu chez lui comme chez beaucoup de personnes, une sorte d’éclipse. Alors qu’il est recouvert par le torrent de boue de ses activités sexuelles frénétiques, dans la période la plus sombre de sa vie, on trouve toujours des petits actes de foi. Je pense par exemple au souvenir de sa mère qu’il évoque souvent. Il rapporte aussi de véritables moments de grâce mystique. Green n’a jamais complètement dit non à Dieu. S’il faut parler de conversion, c’est tout à la fois un mélange de petites lumières aux moments les plus terribles, et des instants de grâce gratuite où Dieu se manifeste. Une conversion, c’est un chemin, avec du bon grain et de l’ivraie : on ne peut faire le tri qu’à la fin. Jusqu’au bout de son chemin, il y a de l’ombre et de la lumière. Celui qui pense qu’un jour il n’y a plus d’ombre, a du souci à se faire ! Mais cela veut dire aussi qu’il existe une tentation redoutable, que Green a connue, celle de se juger soi-même. Il répond par le passage de la première lettre de saint Jean : « Si ton cœur te condamne, Dieu est plus grand que ton cœur » (1 Jn 3, 20).

Comme Mauriac, Green ne se disait pas écrivain catholique, mais « catholique écrivant des romans ». Pour vous, « la vocation du romancier est de plonger dans les abîmes de l’âme et de dire ce qu’il a vu ». Faut-il « boire jusqu’au bout la coupe amère des ténèbres » pour faire un roman chrétien ? 
Ma conviction est qu’il n’y a pas de littérature chrétienne, pas plus qu’il n’y a pas de cinéma chrétien, mais des chrétiens qui sont écrivains ou cinéastes. On ne fait pas de littérature avec des idées pieuses. Même quand Green écrit des romans parcourus par la grâce, nous ne sommes pas dans de la « littérature chrétienne ». Les chrétiens doivent comprendre qu’un écrivain n’est pas un bon romancier parce qu’il est chrétien, mais parce qu’il est un bon romancier. Pour écrire un roman, il faut avoir traversé un certain nombre d’abîmes intérieurs, personnels ou collectifs, si l’on veut toucher l’âme humaine. La littérature, comme toute forme d’art, est toujours une manière de sublimer des épreuves, des souffrances, des noirceurs, en leur donnant une forme artistique qui leur confère un autre sens et qui peut être partagée de manière universelle. Je ne vois pas comment on peut rejoindre son lecteur si l’on ne sait pas que l’âme humaine est le terrain de jeu du bien et du mal, des ténèbres et de la lumière. Les grands catholiques que sont Bernanos, Mauriac, Claudel, Green… sont des écrivains qui savent ce qu’est le mal et la souffrance. Ils n’ont pas eu peur de l’affronter dans leur vie, et donc dans leur œuvre. Ils n’édulcorent jamais la réalité pour édifier. S’il n’y a pas les ténèbres, je ne vois pas comment montrer que la grâce passe. Et puis, l’Esprit souffle où il veut. 

Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.

Pratique

La nuit comme le jour est lumière
François Huguenin
Cerf, 2022, 167 pages, 18 €

Tags:
ConversiongrâcelibertéLivres
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