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L’avenir de l’âme russe selon Alexandre Soljenitsyne

ALEKSANDR SOLZHENITSYN

Fotograaf Onbekend / Anefo [CC0], via Wikimedia Commons

Alexandre Soljenitsyne.

Guillaume de Prémare - publié le 27/03/22

La guerre russe en Ukraine met en lumière le conflit séculaire entre la nation et l’empire. L’avenir de l’âme russe est-il national ou impérial ? Ce choix a été éclairé de manière prophétique il y a trente ans par Alexandre Soljenitsyne.

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Depuis le début des années 2000, le retour progressif de la Russie parmi les grandes puissances — après une dizaine d’années d’effacement consécutif à la chute de l’Empire soviétique — a engendré une nouvelle guerre froide. L’invasion de l’Ukraine par la Russie survient dans ce contexte de concurrence des puissances entre l’Otan et la Russie, peu après que la guerre en Syrie eut manifesté une certaine perte de poids géopolitique de l’axe euro-atlantique (États-Unis, Union européenne, Otan).

L’analyse du conflit ne peut cependant se réduire à cette dimension. En effet, nous assistons également à une répétition de l’histoire longue et profonde : la constante tentative d’émancipation des nations d’Europe centrale et de l’Est vis-à-vis des empires, qu’il s’agisse de l’Empire austro-hongrois, de l’Empire ottoman ou bien sûr de l’Empire russe. L’histoire de ces nations est bien souvent celle de la lutte pour leur souveraineté face aux empires, entre domination et émancipation parfois bien éphémère. Dans la guerre actuelle menée par la Russie contre l’Ukraine, nous voyons s’affronter un nationalisme contre un impérialisme. Le mot nationalisme est ici employé au sens propre et non au sens idéologique : il désigne la volonté pour l’Ukraine de constituer une nation et un peuple souverains. C’est un nationalisme d’émancipation qui peut nous permettre de redécouvrir qu’avant d’être désignée — probablement trop vite — comme facteur de guerre, la nation a longtemps constitué, dans l’histoire, un facteur de liberté face aux prétentions impériales  ; et peut encore le constituer aujourd’hui.

L’un des enjeux décisifs de ce conflit est la capacité des Ukrainiens à forger ou renforcer une conscience nationale forte malgré sa fragmentation culturelle et linguistique.

C’est pourquoi l’un des enjeux décisifs de ce conflit est la capacité des Ukrainiens à forger ou renforcer une conscience nationale forte malgré sa fragmentation culturelle et linguistique. De ce point de vue, l’agression russe peut constituer un ferment d’unité. Du côté russe, le caractère impérialiste des appétits de Vladimir Poutine ne fait désormais que peu de doute : en s’exprimant le lundi 21 février 2022, dans un discours prioritairement destiné au peuple russe, le chef du Kremlin a été très clair : il ne s’agit pas seulement de contrarier ce qu’il considère être une menace de l’Otan, mais aussi de continuer dans l’histoire la Russie impériale. Pour lui, l’Ukraine peut bien vivre comme État, comme forme politique, mais certainement pas comme nation souveraine, indépendante de la Russie et libre de son emprise politique et culturelle.

Le choix décisif entre nation et empire

La Russie gagnera-t-elle quelque chose dans cette aventure ? Certes, il est trop tôt pour évaluer ses pertes ou profits géopolitiques, mais quelle que soit l’issue de cette guerre, une question capitale se pose aux Russes : est-ce réellement l’intérêt de la Russie que de poursuivre son histoire impériale ? La Russie doit-elle constituer une nation ou un empire ? Pour éclairer cette question cruciale, il est très instructif de se référer à ce que disait Alexandre Soljenitsyne à ce sujet. Pour lui, le choix russe entre empire et nation regardait, au fond, l’âme russe elle-même.

À la chute de l’Empire soviétique, il perçut avec lucidité un double danger pour son pays : d’une part celui de se dissoudre dans le maelström culturel et civilisationnel occidental, d’autre part, au contraire, la tentation de vouloir continuer ou reconstituer l’Empire. Alexandre Soljenitsyne voulait garder sa chère Russie de ces deux écueils : il voyait une Russie avec une forte identité nationale, capable de résister à la fois à l’attraction du libéralisme occidental et à la folie de poursuivre des rêves de grandeur. Il souhaitait ardemment que son pays oriente sa “réserve de forces culturelles et morales” vers la préservation du “noyau national russe”. Pour lui, si la fierté d’une nation exprime une conscience historique et culturelle commune qui manifeste un être national, elle doit nécessairement s’articuler avec le sens des limites : il ne peut y avoir de juste amour de la patrie ni de fierté féconde sans mesure et sans une certaine humilité, le culte de la puissance conduisant un jour ou l’autre à leur perte les nations cédant à la tentation impérialiste, comme l’histoire l’a montré à maintes reprises.

Les fumées enivrantes de l’empire

C’est ainsi qu’il écrivit, en 1990, un texte fameux intitulé Comment réaménager notre Russie ?, édité en Français chez Fayard. Voici ce qu’il disait de l’empire :

Nous n’avons pas de forces à consacrer à l’Empire ! Et nous n’avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc sur nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte. Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s’éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d’une puissance de grande étendue, d’échapper aux fumées enivrantes qui montent d’un empire. […] C’est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale.

Et le grand écrivain ajoutait :

Il faut choisir clair et net : entre l’empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. […] Conserver un grand empire signifie conduire notre peuple à la mort. À quoi sert cet alliage hétéroclite ? À faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera.

L’amour de la nation

Concernant la question spécifique de la volonté de domination de l’Ukraine, qui est une constante de l’histoire russe, l’auteur de l’Archipel du Goulag disait déjà en 1981 :

Dans mon cœur, il n’y a pas de place pour le conflit russo-ukrainien et si, que Dieu nous garde, les choses en arrivent aux dernières extrémités, je peux dire que jamais, en aucune circonstance, je n’irai moi-même ni ne laisserai mes fils participer à un affrontement russo-ukrainien, quelque zélées que fussent les têtes folles qui nous y pousseraient.

Ce que Soljenitsyne penserait et dirait aujourd’hui de la guerre russe en Ukraine ne fait pas de mystère, tant ses propos d’hier semblent avoir été écrits ce matin… Il manque peut-être aujourd’hui à cet immense pays qu’est la Russie un tel géant littéraire pour arrimer à la sagesse éternelle — humaine et divine — la fierté de sa culture et de son histoire, l’amour de sa nation.

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