Dans six semaines, le 15 mai, Charles de Foucauld sera canonisé à Rome. L’ermite du Sahara voulait toujours la dernière place. Cette fois, il montera sur la plus haute marche du podium. L’Église catholique ne récompense jamais les héros de leur vivant. Ses lauriers sont posthumes. Leur valeur ne s’altère pas. Pour cette raison, l’institution romaine n’a pas le droit à l’erreur. Elle prend le temps qu’il faut pour ne pas se tromper. Ses services de renseignement épluchent les dossiers mieux que tous les KGB du monde. Il n’est pas question d’entrer au Ciel par effraction ou en dérobant les clés à saint Pierre.
D’une vie dissolue à une vie d’absolu
Charles de Foucauld est le Mike Horn du catholicisme hardcore, dans sa version orientaliste et coloniale. Il est passé, comme on dit, d’un extrême à l’autre, d’une vie dissolue à une vie d’absolu. On ne comprend pas que le cinéma ne se soit pas sérieusement intéressé à son itinéraire. Combien de vies se mêlent et se succèdent en lui ? Aristo, orphelin, cyrard, cavalier, explorateur, aventurier, cartographe, linguiste, épistolier, déguisé en juif, déguisé en palestinien, officier, prêtre, ermite, pauvre et… saint ! Pour une dernière place, ça en fait des rôles. Qu’il soit au paradis est à la fois réconfortant et angoissant.
Réconfortant : on peut venir de très loin et, si on change, aller encore plus haut. Chez lui, la sainteté n’est pas écrite d’avance, selon “une vie tout entière providentielle et finalisée où les vertus du vieillard se laissent déjà pressentir dans la bonne tenue du bébé”, comme le note Benjamin Fabre de l’EHESS. Et de ce point de vue, sa vie est furieusement romanesque — qui erre, s’égare, se cherche, se trouve et s’oublie. Angoissant : on se dit que si le Ciel est au prix de ce qu’il s’infligea, peu d’âmes y parviennent après la mort. L’homme ne soutient pas la comparaison. Même des religieux aguerris aux sacrifices frémirent pour sa santé et lui dirent d’y aller mollo. Charles de Foucauld s’émut du confort d’un monastère trappiste — qu’il jugeait sans doute trop proche d’un resort à Dubaï. “Beaucoup d’appelés, peu d’élus” : cette figure met la barre trop haut à l’épreuve du saut à la perche spirituel. Sur le circuit de la perfection, son chrono cloue au sol les Formule 1 de la piété.
Mythique et mystique
Mais à trop focaliser sur lui, on omet un point clé : que serait devenu cet homme s’il n’avait pas été influencé et “coaché” par d’autres âmes moins troublées que lui, comme sa confidente Marie de Bondy ? Leur riche correspondance piste le saint à travers le désert et les oasis de son cœur. Elle scelle l’édification du personnage. Le théologien Yves Congar décrivit Charles de Foucauld comme un “phare que la main de Dieu a allumé au seuil du XXe siècle”, une sorte de prophète de Vatican II, apôtre au pied nu d’un christianisme en involution, c’est-à-dire ramené à sa pureté originelle. Son biographe de référence, Pierre Sourisseau, l’identifie à “une Église-fraternité” capable d’”inspirer les chrétiens actifs dans l’évangélisation”.
Le saint incarne une esthétique de la pauvreté — qui abolit les siècles, comme si l’ermite, à la manière de Jésus, avait foulé le même sol que la Judée. Sable, soleil, falaises minérales y sont pour beaucoup dans ce remake publicitaire. Ses Touaregs seraient iroquois que son œuvre se serait effilochée dans nos mémoires. Le passé saharien se contemple encore à l’ombre de grands noms, Lyautey ou Massignon — que Charles de Foucauld connut tous deux. Au nom de Tamanrasset, nos rêves s’emplissent de ce sud mythique et mystique sillonné par la présence française des méharistes du général Laperrine, un des fidèles soutiens du « frère universel ». Le vide du désert aide l’âme à se remplir. Sans lui, Charles de Foucauld aurait-il existé ?
Tout s’accomplit en dedans
Pourtant, à vue humaine, l’homme foira plutôt sa vie, mise à part son apport décisif à l’étude de la langue touarègue et la médaille d’or que lui décerna la Société de géographie pour sa Reconnaissance au Maroc. Saint-Cyr ne l’emballa guère ; il ne fondit pas d’ordre religieux, ne convertit personne, n’eut pas de successeur et mourut assassiné dans un coin perdu et des circonstances troubles. Comment le vulgum pecus peut-il comprendre sa démarche élitiste ? Grosso modo, quatre formes de spiritualité structurent l’existence : l’épanouissement, l’anéantissement, le dépassement et l’accomplissement. Charles de Foucauld coche la dernière case, la plus dure.
L’épanouissement recouvre l’idéologie du souci de soi, du bien-être, du développement personnel. Cette propagande du bonheur voit juste la vie du saint comme une folie. L’anéantissement concerne des philosophies postulant la dissolution de l’être dans le grand-tout. Elles ne sanctionnent pas nos actes et cartonnent par la réponse radicale qu’elles offrent à un consumérisme étouffant et poisseux. Le dépassement coïncide avec l’éthique capitaliste fondée sur la performance. L’exploit sportif en est le reflet. Que d’énergies sont dépensées, que de sacrifices sont consentis en pure perte (sauf financière), pour la beauté du sport ! Gravir les quatorze 8.000 en sept mois scotche toute la planète.
Mais Nirmal Purja n’est pas Charles de Foucauld. Le moine ne fait pas une “perf'” et ne fut en rien le pionnier du survivalisme. Le dépassement de soi, axé sur le mental, formate et consomme inutilement de l’humain. Avec le “frère universel”, tout s’accomplit au-dedans et si le saint s’efforça d’imiter Jésus-Christ, la force de son expérience n’est pas reproductible en l’absence d’un Dieu qui le guide. Sans cette main invisible, son dépouillement extrême est insensé et fait ressembler Charles de Foucauld à un conquérant de l’inutile.