À priori, on connaît bien la liste des péchés fixée par l’Eglise. Elle met l’orgueil et l’envie tout en haut de l’échelle, la gourmandise et la luxure tout en bas, pour placer au centre, la colère, l’avarice et la paresse. Seulement, établie du temps de saint Thomas d’Aquin, cette liste peut sembler un peu déconnectée de notre réalité contemporaine. Alors, comment rebaptiserait-on chacun de ces vices aujourd’hui ? Et surtout, comment nommerait-on celui qui devrait figurer tout en haut ? Quel est le plus grand péché de l’homme ?
Pour le père Denis-Marie Ghesquières, prédicateur de retraites et responsable du Centre spirituel des frères carmes d’Avon, près de Fontainebleau (Seine et Marne), pas de doute, c’est clairement l’amour propre. “Mais attention, impossible de percevoir ce qui est le plus grave pour l’homme si on ne regarde pas ce qui est le plus beau, c’est-à-dire Dieu. Souvent on se bloque sur le négatif et on n’oublie que ce négatif se perçoit à la manière du positif. Et ce positif est Dieu. Alors avant de parler de ce qui ne va pas, il faut dire quelle est notre source, c’est-à-dire Dieu. Qui est donc Dieu ? Dieu n’est qu’amour. Quelle est sa manière de vivre ? Aimer. Mais c’est quoi aimer ? Valoriser l’autre”, explique-t-il à Aleteia.
Se valoriser soi-même ou valoriser l’autre ?
La différence entre l’amour et l’amour propre est de l’ordre de l’attention. Si l’amour ne peut être sans l’autre, où il faut être attentif à l’autre, l’amour propre est une attention excessive à soi. “Dans l’amour propre, on vit une excessive estime de soi-même, on ramène le réel à soi-même comme si on était la source en oubliant que la source de tout bien vient de Dieu”, explique le religieux. Si l’amour propre est une recherche maladive de se valoriser soi-même, dans l’amour, on met en mouvement l’attention vers l’autre et un désir de donner la place à l’autre pour le valoriser.
La tentation de glisser vers l’amour propre est constante. Elle peut surgir dans n’importe quelle situation quotidienne : l’amour propre se balade partout !
La tentation de glisser vers l’amour propre est constante. Elle se manifeste sous forme d’un mouvement intérieur qui peut surgir dans n’importe quelle situation quotidienne : l’amour propre se balade partout ! Par exemple lors d’une discussion entre amis au sujet des écoles que chacun a fait. La pensée : “ah oui, j’ai fait une grande école, j’ai un très bon diplôme”, n’est pas un péché. Elle le devient quand on l’utilise volontairement pour se dire : “d’ailleurs je suis meilleur que les autres.” Le travail à faire est d’identifier ces mouvements intérieurs “non pas pour lutter contre (ce qui signifierait rester à l’intérieur de soi-même), mais pour reconnaître à partir de là celui qui est le seul à nous donner tout et celui qui est le seul qui nous valorise : Dieu”, explique le père Denis-Marie en donnant quelques bonnes pistes pour ne pas tomber dans le piège de l’amour propre :
1Reconnaître la source du bien
Pour ne pas tomber dans le piège de l’amour propre, il faut reconnaître la source du bien. Faire une grande école qui permet d’avoir un bon travail et même gagner bien sa vie n’est pas mauvais en soi. En revanche, il est important de reconnaître que c’était possible grâce notamment à ses parents, mais surtout grâce à Dieu, la source du bien dont chaque personne bénéficie. On n’en est donc ni l’origine ni le propriétaire.
2Changer d’orientation
L’homme n’est pas appelé à vouloir que les autres le valorisent, mais à savoir si lui, il valorise les autres. Comme Dieu. Le travail à faire est alors de fixer le plus souvent possible son regard sur Dieu pour lui ressembler et de réussir à changer le mouvement d’amour propre en mouvement d’abaissement vers les autres. “Le mouvement d’amour propre consiste à s’occuper de grandir à ses propres yeux en se servant des autres.
L’amour est un mouvement inverse, celui d’abaissement envers les autres. Mais attention, il ne s’agit pas de se dire je suis nul, je ne sais rien faire , mais de rejoindre l’autre et l’aimer comme soi-même.
Comme Dieu, qui vient valoriser l’autre, non pas de ses hauteurs, mais à ras du sol : Jésus rejoint l’homme jusqu’à la Croix, c’est-à-dire dans la réalité humaine la pire”, poursuit le le religieux.
3Entrer dans la circulation
On pourrait dire que l’amour est comme l’anti capitalisme. Par définition, le capitalisme engrange et fait des stocks. C’est exactement la nature de l’amour propre illustrée par cet homme de l’Evangile qui dit : “mes récoltes ont beaucoup donné, je vais agrandir mes greniers et jouir de l’existence pendant de nombreuses années.” L’amour propre a tendance à engranger, stocker, à se centrer sur soi-même. A l’inverse, l’amour ne bloque rien, il s’engage dans la circulation, il fait circuler les réalités. Son moteur est Dieu. Son centre est sa relation à Dieu.
Car tous les événements, les biens matériels, mais aussi des compétences ou des expériences sont donnés par Dieu pour nourrir le partage, la communion et la relation. Le croire, c’est entrer dans la circulation, se libérer de l’amour propre pour ressembler à Dieu.
4Croire que les autres ont une part d’amour en eux
L’amour propre aime se nourrir de la critique des autres pour se valoriser soi-même. “Le combat pour sortir de l’amour propre est de croire que les autres nous aiment alors qu’on a l’impression que c’est le contraire. On ne se rend pas compte que ce qui nous fait critiquer les autres, ce n’est pas le réel, c’est-à-dire ce qu’ils sont vraiment, mais notre manière de les voir. La clé, explique le père Denis-Marie, se trouve dans notre regard”.
Pour sortir du piège de l’amour propre, il faut vivre dans la confiance qu’il y a bien de l’amour chez les autres. “Cette confiance vient de l’amour. Elle n’est pas de l’ordre du sensible, de l’affectif ou du ressenti, tellement dans l’air du temps. Au contraire, il s’agit d’un acte de foi. Au lieu de regarder les autres de manière fausse, il permettra de croire qu’il y a une part d’amour chez les autres qui sont, comme imparfaits. Qu’ils aient des défauts comme nous n’est franchement pas un scoop !”, précise-t-il.
5Utiliser le réel pour se tourner vers Dieu
Quel est alors le secret pour éviter le piège de l’amour propre ? Tout d’abord, ne pas nier, mais utiliser le réel pour se tourner vers Dieu. Ce n’est pas le malade qui peut lui-même discerner comment guérir. Il doit juste exposer les symptômes de sa maladie au médecin. Dans son carnet jaune du 6 août 1897, sainte Thérèse donne le conseil comment réussir à se tourner complètement vers Dieu :
“Etre petit, c’est encore ne point s’attribuer à soi-même les vertus qu’on pratique, se croyant capable de quelque chose, mais reconnaître que le bon Dieu pose ce trésor dans la main de son petit enfant pour qu’il s’en serve quand il en a besoin ; mais c’est toujours le trésor du bon Dieu. Enfin, c’est de ne point se décourager de ses fautes, car les enfants tombent souvent, mais ils sont trop petits pour se faire beaucoup de mal.”
À sa manière, dans une formule lumineuse, saint Augustin résume ce double mouvement de l’amour qui habite le cœur de l’homme, : “l’amour de soi jusqu’à l’oubli de Dieu et des autres, ou l’amour de Dieu et des autres jusqu’à l’oubli de soi. S’engager corps et âme dans ce dernier chemin est la seule chose qui procure paix et joie.”