Dans nos sociétés, la science a pris une place importante, parfois au détriment de la foi. Relancée par l’encyclique Fides et Ratio de 1998, la question des rapports entre ces deux modes de connaissance ne cesse de susciter des interrogations. En octobre, Olivier Bonnassies et Michel-Yves Bolloré ont publié Dieu, la science, les preuves (ed. G. Trédaniel), invitant leurs lecteurs à regarder comment la recherche scientifique actuelle elle-même laisse la porte ouverte à l’existence de Dieu. Pour apporter sa pierre à l’édifice, le prêtre jésuite François Euvé, scientifique et rédacteur en chef de la revue Etudes, publie aux éditions Salvator La Science, l’épreuve de Dieu. Non pas pour dire l’inverse, mais pour permettre de penser la complexité. Pour rappeler que le “Dieu de Jésus-Christ” n’est pas un mécanicien ou une chose à prouver, mais une personne avec qui entrer en relation, qui engage plus que la raison humaine : la liberté. Entretien.
Aleteia : Vous avez lu le livre Dieu, la science, les preuves paru en octobre 2021. Pourquoi avez-vous voulu nourrir le débat en écrivant une forme de réponse ?
François Euvé : C’est un débat très important comme l’atteste le succès du livre. De nombreuses personnes s’interrogent sur l’existence de Dieu, même celles qui ne se reconnaissent pas croyantes. Les succès de la science sont impressionnants. En même temps, ce que l’on connaît dans le grand public des théories “nouvelles” (la relativité ou la théorie quantique par exemple) est profondément intriguant. Les scientifiques eux-mêmes, au moins ceux qui travaillent sur les modèles d’univers, n’hésitent pas à poser des questions d’ordre métaphysique : qu’est-ce que la matière, l’univers a-t-il un commencement absolu, etc. ? Il m’a semblé important de présenter une sorte d’état des lieux de la question, d’inventaire des grands sujets, en intégrant un apport historique. C’est un domaine que je travaille depuis longtemps, mais je n’avais jamais eu l’occasion de faire une petite synthèse non technique de ma réflexion à ce sujet. La publication de Dieu, la science, les preuves, a été un déclencheur.
Le titre de votre ouvrage évoque “l’épreuve” que la science représente pour Dieu : que voulez-vous dire par là ?
C’est assez classique de penser que la science met Dieu à l’épreuve. La science, en effet, prétend expliquer les phénomènes naturels sans recourir à des causes extranaturelles. Il reste bien sûr de l’inexpliqué. Dans le tissu de plus en plus serré des explications du monde, il reste des blancs, des questions ouvertes, en particulier le passage de la matière inerte à la matière vivante. Mais, rien ne dit par avance qu’elles le resteront. Cela renvoie à la question difficile de l’action divine dans le monde, au moins dans le monde physique.
Le problème est peut-être sémantique : quel mot utiliser pour parler des indices que le Créateur a laissé dans sa création sur son existence ?
Il convient en effet d’être précis sur les mots. Le mot “preuve” est souvent compris au sens fort d’une démonstration rigoureuse qui ne laisse aucune marge d’interprétation. Admettre la conclusion d’un théorème mathématique n’engage pas la liberté ! On peut l’employer dans un sens plus faible, mais je préfère parler de “signes”, comme dans l’évangile de Jean. Ce sont, si l’on veut, des “indices”. Qu’un événement inattendu m’incite à rendre grâce à Dieu ne me pose aucune difficulté, même si d’autres personnes peuvent y voir le résultat du hasard. Le signe suppose l’engagement d’une liberté.
Prouver l’existence de l’atome est une chose, mais on ne peut pas employer la même procédure pour le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ.
Etant donné les découvertes scientifiques les plus récentes, peut-on encore être matérialiste ?
Il faudrait poser la question à ceux qui se disent “matérialistes”… Il faut distinguer au moins deux sens du mot : un sens philosophique ou un sens pratique. La première position me pose moins de difficultés, bien que je ne la partage pas. Personne de censé ne prétend que la science a tout expliqué. Mais un esprit scientifique ne peut pas trop vite invoquer des instances explicatives en dehors de la nature. La seconde attitude pourrait se rapprocher du début du livre de la Sagesse (Sg. 2,2) : puisque nous sommes nés du hasard, tout est permis car la vie est dépourvue de sens. Cela pose en effet question.
Prouver l’existence de Dieu, n’est-ce pas paradoxalement le nier ?
Dans la perspective chrétienne, Dieu n’est pas une “chose”, un objet qui existerait comme existe la table sur laquelle j’écris, mais une personne avec qui je suis en relation vitale. Le “connaître” n’est pas du même ordre que connaître un électron, un chromosome ou une galaxie. Cela suppose un modèle théorique et une vérification expérimentale objective. Prouver l’existence de l’atome est une chose, mais on ne peut pas employer la même procédure pour le Dieu qui s’est révélé en Jésus-Christ. La relation que je noue avec lui relève de la liberté.
Une des composantes centrales de la notion théologique de création, c’est que le Créateur confère à ses créatures une pleine autonomie. Ce ne sont pas des marionnettes entre les mains d’un montreur de marionnettes, mais des êtres libres.
Quelle différence essentielle y a-t-il entre un dieu “grand horloger” et le Dieu de Jésus-Christ ?
Le “grand horloger” évoque le poème de Voltaire. Cela s’appuie sur l’idée que le monde serait une horloge, c’est-à-dire une construction mécanique. Le modèle est la vision de Newton et des fondateurs de la science moderne comme Descartes. On sait que Pascal était critique de ce Dieu “des philosophes et des savants”. Le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ présente un autre “profil”, si l’on peut dire. Sa puissance se manifeste dans son contraire comme saint Paul l’a vigoureusement souligné. Cela nous fait voir l’action divine créatrice autrement que selon le modèle de la fabrication d’une machine.
Que peut finalement dire la science sur Dieu et la foi ?
J’aime bien la formule du pape Jean-Paul II dans sa lettre de 1988 au père George Coyne : “La science peut purifier la religion de l’erreur et de la superstition”. Evidemment, la formule est négative : la science a un rôle critique. Plus positivement, la démarche scientifique valorise la raison humaine, la capacité humaine de connaître le monde et d’agir sur lui.
Inversement, que peut dire la foi sur la science ?
C’est la suite de la formule précédente : “La religion peut purifier la science de l’idolâtrie et des faux absolus”. Là encore, elle est d’emblée critique, à l’encontre de la tentation de tout discours rationnel de se fermer sur lui-même. Historiquement, le christianisme a joué un rôle non négligeable dans la formation de la science moderne. Ce n’est pas seulement que le monde est un “cosmos” et non pas un chaos, comme les philosophes grecs le reconnaissaient. C’est surtout, à mon sens, l’idée que l’univers, ayant un commencement, a une histoire. Autrement dit, ce n’est pas tant la science en tant que théorie qu’en tant que recherche à relancer en permanence car le monde est un mystère inépuisable.
Au fond, le problème n’est-il pas spirituel : nous avons peur que Dieu nous laisse libre et nous donne de participer à la création ? Dieu est présent, mais cette présence n’annule pas notre action.
Absolument ! Une des composantes centrales de la notion théologique de création, c’est que le Créateur confère à ses créatures une pleine autonomie. Ce ne sont pas des marionnettes entre les mains d’un montreur de marionnettes, mais des êtres libres. Comme l’écrit saint Thomas d’Aquin, le Créateur ne donne pas seulement l’être, mais la capacité à être cause de l’être. Bien sûr, l’horizon de l’action créatrice de Dieu est la relation avec lui, la communion de toutes les créatures entre elles et avec Dieu. Mais cette communion ne peut qu’être le fait de personnes libres, à moins d’adopter un modèle collectiviste. Si l’on parle d’action divine, il ne s’agit pas d’une action coercitive, mais plutôt d’une action conjointe.
Comment tenir l’équilibre entre foi et raison, pour éviter en même temps le scientisme et le fidéisme ? Sans confusion ni séparation…
Comment distinguer sans séparer et unir sans confondre ? L’Église catholique rejette à la fois le fidéisme (la raison ne joue aucun rôle dans la confession de foi) et le rationalisme (la confession de foi serait démontrable en raison, c’est-à-dire sans faire appel à la Révélation). C’est toujours une ligne de crête entre ces deux extrêmes. Reconnaître la raison, c’est reconnaître la part d’autonomie de la personne humaine. Mais il y aurait l’illusion d’une parfaite indépendance qui me fait croire que je peux vivre en m’extrayant de toute forme de dépendance. Or nous sommes profondément interdépendants, car nous ne faisons pas que donner, mais donner et recevoir. On pourrait dire que le rationaliste ne ferait que donner et le fidéiste ne ferait que recevoir. Nous avons besoin d’échange, de partage, de dialogue. Et le Dieu qui se révèle en Jésus-Christ entre dans ce dialogue.
Propos recueillis par Valdemar de Vaux
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