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Traverser en petit groupe la baie du Mont-Saint-Michel — dûment accompagnés — remet nos pendules à l’heure en articulant nature, culture, spiritualité et fraternité. Ce lieu mythique, qui fut le troisième grand pèlerinage chrétien après Jérusalem et Rome, avant d’être supplanté par Saint-Jacques de Compostelle, mérite d’être approché en va-nu-pieds. Bonheur de goûter, en un seul jour de pèlerinage, la beauté, la force et le mystère de la nature, du patrimoine et de la transcendance réunis ! Conduit dans ce site aussi majestueux que dangereux par un guide spirituel, chapelet à sa bretelle — par ailleurs “attesté par la préfecture de la Manche” — nous foulons une nature insolite, dont la sauvagerie n’a été que partiellement domptée par l’homme. Réservons le détail de l’enchaînement des haltes et leur progression catéchétique à ceux qui voudront tenter l’expérience “ressourçante”.
Le cosmos est à l’œuvre
Nous nous promènerons dans l’immense estran pendant que la mer n’y est pas. À marée basse, malgré le temps clair, elle est hors de portée de vue comme d’ouïe. La traversée ne sera pour autant ni rectiligne, ni « à pied sec ». Il suffit de fouler les premiers mètres du sable de la baie pour réaliser à quel point ce qui semblait plat et lisse, à perte de vue, ne l’est aucunement. Rides et ridules (qui donnent le sens des flots et du vent), et méga-rides (créés par les courants), fils d’ange (sable volant), flaques, fossés, rivières, ondulations… On croise aussi d’étranges creux circulaires ressemblant à des traces de pachyderme : ils attestent l’activité de pêche d’un oiseau marin, complétée par le tourbillon de la marée montante. Tout ce charivari organisé est indirectement dû à la lune et aux autres planètes, et — pour les détails — au grouillement de la vie souterraine. Le cosmos est à l’œuvre. Tout a une explication. Tout a son nom. Tout évolue. Tout bouge. La lumière, l’eau, le vent. Et, naturellement, tout est lié.
Le pasteur, qui marche devant ses brebis, teste la rive et le passage, évite ou cherche un espace de sables mouvants, plus exactement de lie où l’on s’enlise.
Et que dire de la consistance changeante du sol ? Elle aussi réserve bien des surprises. Les pieds nus trouvent tantôt une surface dure comme du bois et ondulée comme de la tôle, tantôt ils s’enfoncent de deux, dix, trente centimètres, ou plus. Parfois, un tapis de micro-billes extraites du sol par quelque colonie animale s’écrase sous la plante. Et quand, soudain, le sol se dérobe, une improbable mousse noire jaillit entre les orteils. Délicieuse sensation pour les uns, dégoûtante pour les autres. Il faut — conseille le guide — agripper le sable avec ses orteils pour ne pas trop s’y engloutir. La peau des jambes se couvre vite d’une croûte gris-bleutée, comme celle dont on enveloppe les corps en thalassothérapie. Mais ici, c’est gratuit.
Revanche de la nature
Un cours d’eau sinueux barre l’équipée. Le pasteur, qui marche devant ses brebis, teste la rive et le passage, évite ou cherche un espace de sables mouvants, plus exactement de lie où l’on s’enlise. Il faut apprendre à s’en défaire par mini contorsions, sans se déboîter le genou, ni s’arracher un ligament du pied. Et de raconter des histoires à dissuader les plus hardis de s’aventurer seuls dans la baie. De la légende d’une femme enceinte miraculeusement sauvée des eaux grâce à un banc de sable, à celle — contemporaine — d’un collègue qui fut emprisonné dans la lie comme dans du béton, et qu’un maladroit hélitreuillage faillit couper en deux.
Voyant que les milliers de pèlerins déconstruisaient leur île pour en rapporter une pierre, les moines proposèrent de faire de la coque l’emblème du pèlerinage
Huit kilomètres aller, huit retour, sembleront moins à l’œil nu, mais paraîtront plus, en fin d’équipée, aux jambes fourbues. À l’aller comme au retour, on passe près d’un endroit aussi sauvage que protégé : l’îlot de Tombelaine. Quoique moins élevé que son célèbre voisin, il est plus étendu. Sa forme évoque un cervidé couché. On apprend que c’est aussi un haut lieu d’histoire : quatre-cents habitants y logèrent ; ses occupants contribuèrent, par leurs rapines, à faire tomber le pèlerinage voisin en désuétude ; Fouquet y eut sa forteresse, détruite par le roi Soleil. Il paraît que c’est encore un trésor archéologique, mais rien n’en paraît plus à l’œil nu. La végétation a tout recouvert. Revanche de la nature, c’est un refuge ornithologique qu’on croirait préservé depuis toujours de la civilisation. Impression inverse en abordant le Mont-Saint-Michel dont chaque pierre signe la présence humaine. Merveille du monde dont on est heureux qu’il n’ait pas été réduit à la sauvagerie, comme son voisin. Les continuels travaux de consolidation combattent le travail de sape du temps. Supplantés par la foule des touristes, dans les mains desquels d’audacieux goélands chapardent leur pitance en plein vol, les pèlerins montent jusqu’à l’église Saint-Pierre déposer leurs intentions… Plus haut trône l’abbaye.
Nous nous sentons petits
Au retour, pas plus de phoque en vue qu’à l’aller. Mais les oiseaux marins ne sont jamais loin, qui farfouillent dans la vase. On croise quelques capuches acérées, reliefs d’araignées de mer. Puis on ramassera sur le sable une agglomération chitineuse d’œufs de bulots déjà éclos — elle peut servir d’éponge de fortune — et aussi une oothèque de raie, toute lisse et noire, en forme de civière, elle aussi vidée de ses occupants. Il faudrait avoir la patience d’identifier à sa forme spécifique l’espèce qui l’a pondue. Chacun est incité par le guide à ramener sa petite coque-souvenir. Elle devrait s’appeler Saint-Michel. Encore une histoire, peut-être une légende : voyant que les milliers de pèlerins déconstruisaient leur île pour en rapporter une pierre, les moines proposèrent de faire de la coque l’emblème du pèlerinage. D’après le guide, c’est cette idée géniale qu’auraient transposée les fondateurs du pèlerinage de Saint-Jacques, avec leur célèbre coquille, certes plus volumineuse.
Le mont s’éloigne. Le soleil couchant donne tout son éclat au Saint-Michel doré, qui se perche tout en haut de la flèche que Viollet-le-Duc a fait construire au sommet du mont dont elle double presque l’altitude. L’archange regarde en direction de la route en brandissant son épée ; mais il ferait mieux de faire face au large, car la mer symbolise le monde des ténèbres et du mal. Et Dieu sait si le combat fait rage par les temps qui courent. On dit que la plupart des pèlerins ne font plus qu’un aller simple, et se font ramener par une navette. Quand on pense à nos ancêtres qui bravaient mille périls pour arriver là, de loin, pedibus cum jambis ! Nous nous sentons petits.
La nécessité de l’entraide
Corps, âmes et esprits se sont unifiés dans une expérience sensorielle, intellectuelle et spirituelle, saturée d’eau, de vent, de lumière, de son et de sable. Le temps commande de laisser sans trop tarder la place à la mer conquérante qu’on aperçoit enfin… Pas de quoi s’affoler : on approche du point de départ. Encore des zones d’enlisement. C’est un concert de bruits mouillés d’extirpation de la vase, de soupirs et de rire. Que les plus alertes soutiennent les plus fatigués : la nécessité de l’entraide sera la dernière leçon de la nature : tout individualisme serait mortifère. Sinon, la boue marine et l’enlisement symbolisent si bien nos turpitudes et les épreuves de nos vies, qu’on n’imagine pas, pour ce lieu béni, d’autre saint patron que saint Michel, la “terreur des démons” !