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Molière libertin ? Un théâtre au jeu d’interrogations à l’infini

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AFP

Emmanuelle Beart et Jacques Weber dans "Le Misanthrope" de Jacques Weber (1989)

Henri Quantin - publié le 25/07/22

À l’occasion du 400e anniversaire de la naissance de Molière, l’écrivain Henri Quantin revient sur la thèse du "Molière libertin". Pour lui, aucune lecture unilatérale du théâtre n’est possible : chez Molière, toute idée est potentiellement dangereuse ou ridicule, dès qu’elle devient systématique. La vocation théâtrale est un jeu d’interrogations à l’infini (2/4).

Molière, dramaturge libertin. Tout en faisant de cette idée le fil rouge de son livre, Antony McKenna perçoit bien les nuances qui s’imposent. Au moment de résumer son propos, il le précise ainsi :

“Enfin, il m’importe de m’expliquer sur un point capital — que reflète mon titre : je ne cherche pas à réduire le théâtre de Molière à une leçon philosophique. Ces pièces merveilleuses n’existent pas simplement comme moyen pour Molière de dire son incroyance. Les comédies comportent la dénonciation de la fausseté de la doctrine chrétienne, de l’imposture de l’Église, des théologiens et des ecclésiastiques, et de la crédulité naïve des croyants, mais elles existent d’abord et surtout en tant que pièces de théâtre : leur vocation est proprement théâtrale et non philosophique.”

Le problème est que McKenna ne perçoit pas que sa déclaration fait plus que nuancer sa thèse : elle l’annule. Sauf exception, la spécificité du texte théâtral est l’absence de narrateur : chaque réplique a le poids de vérité qu’on veut bien lui donner et le génie de Molière consiste souvent à écrire des dialogues dont les deux personnages ont tous les deux raison… et tous les deux tort. Un peu comme dans la vie, en somme.

Prenons la célèbre scène d’exposition du Misanthrope, la pièce dont McKenna fait une attaque en règle contre le jansénisme. Elle met face à face l’intransigeant Alceste, qui fustige la flatterie courtisane omniprésente, et l’accommodant Philinte, qui défend la nécessité de “cacher ce qu’on a dans le cœur”. Qui donnerait tort au premier quand il dit : “Sur quelque préférence une estime se fonde / Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde” ? Qui ne donnerait raison au second, quand il réplique : “Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît, / Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?” Rien ne mène plus aux contresens que la réduction de ce que pense l’auteur à ce que dit un personnage.

Celui qui tient pleinement compte de la “vocation théâtrale” des pièces s’interdit précisément toute lecture unilatérale.

Celui qui tient pleinement compte de la “vocation théâtrale” des pièces s’interdit précisément toute lecture unilatérale. Il admire la manière dont les pièces mettent en scène mille facettes de la nature humaine. Il sent que le comique de Molière révèle que toute idée est potentiellement dangereuse ou ridicule, dès qu’elle devient systématique au point de faire rater la réalité. En témoigne le fréquent usage moliéresque du comique de répétition, qui manifeste l’idée fixe d’un homme inapte à voir au-delà de son obsession (“Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?”). Cette leçon-là vaut pour le libertin comme pour le catholique. 

Le Misanthrope, dénonciation du jansénisme à travers le faux Solitaire Alceste ? La pièce fait incontestablement la satire d’une tentation fréquente chez le chrétien qui se méfie des lâches compromis : se complaire dans sa certitude d’être le seul pur, jouir de son mépris d’un monde pourri, s’imaginer qu’il aime Dieu parce qu’il hait les hommes, pourfendre d’autant plus les honneurs mondains qu’il jalouse secrètement ceux qui les reçoivent. Le critique Jean Starobinski disait joliment d’Alceste : “Le censeur sévère est un narcisse déçu”. Nul doute que bien des traits du misanthrope peuvent le rapprocher d’un janséniste, ce que confirme son dessein final de “fuir tous les humains” pour vivre dans un “désert”.

Un jeu d’interrogations à l’infini

Deux réserves, toutefois, s’imposent. La première est que le chrétien peut, tout autant que l’athée, dénoncer les contrefaçons de la foi. On chercherait en vain des mots plus sévèrement justes que ceux du Christ contre les pharisiens. La seconde réserve tient précisément à la spécificité de la satire théâtrale que nous évoquions : dans la confrontation scénique du misanthrope et de l’homme conciliant, la mondanité courtisane n’est pas plus épargnée que le retrait du monde. Pour le dire simplement, Molière est sans doute autant dans Alceste que dans Philinte. Plus précisément, on peut prêter à l’homme Molière toutes les idées philosophiques que l’on veut ; au moment d’écrire ses dialogues, le dramaturge Molière se garde d’un travers qu’il sait rédhibitoire dans une comédie, si elle entend peindre les hommes d’après nature : l’assimilation d’un personnage à une théorie.

Louis Jouvet, inoubliable explorateur scénique de l’œuvre de Molière, souligna la nécessité vitale de ne jamais s’en tenir à un seul des deux points de vue défendus. Laissons-lui provisoirement le dernier mot :

“Je pense qu’une pièce de théâtre, quand elle n’est pas un triste porte manteau pour accrocher des idées ou des théories, est un étrange kaléidoscope pour un jeu d’interrogations à l’infini, auxquelles personne ne peut répondre, un jeu de réflexions et de réfractions où l’esprit se perd et où l’on risque de ne plus se retrouver soi-même. Il y a dans une pièce    classique un jeu de reflets de l’humain et une réfraction de l’universel, qui définissent l’art dramatique et font du théâtre un désordre et un chaos obligés”.

Bref, le théâtre de Molière ne peut laisser personne en repos. Tartuffe et Dom Juan nous le confirmeront.

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LittératureMolièreThéâtre
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