Peut-être serait-il temps de découvrir un frère dans la foi qui vient de nous quitter brusquement, sans faire de bruit, mais en nous laissant sans doute bien plus que nous n’imaginons. Je veux parler de Patrick Kéchichian. Il était un peu connu comme critique littéraire, et aussi comme converti. Il aurait pu se pousser du col, d’abord dans le monde des lettres, puis dans l’Église en usant de sa notoriété. Il ne l’a pas fait, parce qu’il restait chrétien en lisant les autres et parce qu’il savait que l’art d’écrire fait des témoins en quête de vérité, mais ne confère pas d’autorité sociale et encore moins ecclésiale ou pastorale.
Un rédacteur-en-chef autodidacte
Son itinéraire n’est pas banal. Né en 1951, gamin frêle et timide, fils d’immigrés arméniens fuyant la Turquie et s’évertuant à survivre à Paris, il apprend le français à l’école et commence, émerveillé, à explorer les ressources de la langue. Mai 68 l’empêche de s’engager dans un cursus universitaire et il suit des cours çà et là en auditeur libre. Il finit par trouver un modeste job de garçon de bureau au Monde, s’intéresse à ce qu’on y fait et rend plus de services qu’il ne lui en est demandé, au point qu’on lui passe des livres à regarder, qu’il en tire de petites notes et bientôt des articles qui sont publiés. Ce qui justifie son embauche comme journaliste.
Il sera même rédacteur-en-chef adjoint de la rubrique “livres”, avant de prendre une retraite anticipée en 2008, pour devenir écrivain indépendant, collaborant toujours au Monde, à La Croix et à d’autres publications du groupe Bayard, ainsi qu’à divers journaux et revues (Les Temps modernes, Revue des deux mondes, le Bulletin de l’Amitié Charles Péguy, Critique, etc.). Il a publié en 1991 un essai sur Ernest Hello (apologiste breton du XIXe siècle, aujourd’hui méconnu, voire méprisé, farouche adversaire d’un autre Ernest breton : le “moderniste” Renan) et, plus tard des écrits plus personnels au Seuil : Les Origines de l’alpinisme. Exercices spirituels (2001), L’Aiguille de minuit. Carnets de l’alpiniste (2004) et surtout (chez Ad Solem en 2017) La Défaveur. Il a encore écrit sur saint Paul — qu’il admirait aussi comme auteur ! —, et il a sorti en 2009 chez Gallimard un Petit éloge du catholicisme.
“Lire et écrire sont inséparables”
Sans doute parce qu’il n’embrayait pas sur l’”actualité religieuse” en prenant parti, ce petit livre n’a pas plus excité les cléricaux que les anticléricaux. Il faut dire que c’était bien dans la manière de Patrick Kéchichian, critique littéraire du prestigieux journal du soir, apprécié mais non redouté. Il n’a en effet jamais distribué bonnes et mauvaises notes à la manière d’un esprit convaincu de sa supériorité, jugeant souverainement de tout et imposant ses goûts et sa personnalité — ce qui n’empêchait pas des touches d’humour. Mais il s’est toujours attaché à discerner les défis que s’échine de relever chaque auteur en quête de vérité et que rencontrent les lecteurs qu’il entraîne dans son cheminement.
“Lire et écrire sont inséparables”, car ils font l’un et l’autre partie de la “vie intérieure”.
Comme il l’a souligné l’an dernier dans un de ses ultimes articles pour Le Monde, à l’occasion de la disparition du poète Philippe Jaccottet, “lire et écrire sont inséparables”, car ils font l’un et l’autre partie de la “vie intérieure”. Il n’y a donc pas, chez Patrick Kéchichian, de discontinuité entre la critique littéraire (son identité publique) et l’appartenance (intime, mais aussi sociale) à l’Église : c’est toujours le “moi profond” qui est sollicité, agit et réagit. Il s’est ouvert en même temps à la littérature et au catholicisme.
Sans exclusions ni exclusivités
C’est ce qu’il a fort bien expliqué dans une intervention à un colloque organisé en 2010 par l’Observatoire Foi et Culture de la Conférence des évêques de France :
“La surface, ce sont nos comportements, nos manières d’être avec les autres, notamment ceux qui ne partagent pas notre foi. […] Il faut s’efforcer de rendre poreuse cette frontière artificielle tracée dans la condition humaine entre croyants et non-croyants. Et d’ailleurs, que sait-on de la croyance de chacun, de ses degrés et de ses modes ? […] Un devoir, une forme particulière de lucidité, une générosité obstinée enfin, nous échoient, à nous autres catholiques : […] la certitude, l’inamovibilité, le roc de la foi et, en même temps, la disponibilité, l’ouverture d’esprit, la tolérance, l’art de bien vivre avec les autres.”
À l’aise dans le catholicisme qu’il a découvert à l’âge adulte, Patrick Kéchichian en accepte tout d’instinct, sans exclusions ni exclusivités. Sa foi est contemporaine, en ce sens qu’elle n’est pas fournie par les dogmes qui la définissent, mais se ressource perpétuellement, comme y a invité Vatican II, dans la lecture des Écritures et dans la liturgie (d’abord mais pas seulement sacramentelle, comme l’a fort bien montré Agnès Bastit pour Aleteia). Et cette pensée chrétienne se nourrit des intuitions d’auteurs aussi divers qu’Origène, saint Ignace de Loyola, Pascal, Bloy, Péguy, Claudel, Chesterton, Henri de Lubac, François Varillon, Hans Urs von Balthasar, le cardinal Lustiger, le “Rapport Dagens”, le philosophe Jean-Louis Chrétien et même son confrère Jean-Pierre Denis, directeur de l’hebdomadaire La Vie, ou le sociologue Jean-Louis Schlegel.
Le dramatique de l’existence chrétienne
Cet éclectisme est cependant sans complaisances. Patrick Kéchichian insiste bien, le problème n’est pas l’avenir de l’Église à vues humaines, déterminé par des choix politiques. L’urgence est d’assumer “ce qu’il y a de dramatique dans l’existence chrétienne” et “l’exigence permanente de conversion”, en restant conscient que “le combat entre le péché et la grâce ne concerne pas quelques privilégiés d’hier ou personnalités d’exception d’aujourd’hui. Le Mal, qui n’est pas une réalité compacte, circonscrite, regarde le premier venu au plus profond de son être. […] Nous ne gagnerions rien à banaliser ou dissimuler cette dimension dramatique, ou à la reléguer dans je ne sais trop quelle tour d’ivoire littéraire.”
Dans la même intervention de 2010, Patrick Kéchichian pose “une question un peu abrupte, brutale : la vérité et la sainteté d’une Église triomphante […] sont-elles plus avérées et démontrables que [celles] d’une Église pécheresse […], moquée, mal reçue, mal comprise, mal aimée, caricaturée ?” Et la réponse est : “Si je suis au pied de la Croix de l’unique Sauveur, gardant en mémoire son humiliation […], non, cette Église souffrante et humiliée est toujours vraie et sainte. L’autre, la triomphante et conquérante, est un rêve, un idéal, une utopie, une aspiration. Si l’image (ou l’icône) de ce triomphe est nécessaire, ce n’est pas au titre d’un miroir déformant la réalité, l’enjolivant jusqu’à la caricature.”
À lire ou relire
Patrick Kéchichian a toujours écrit comme il croyait : simplement, sans coquetteries. Pour comprendre son amour de la littérature, on peut prendre son pamphlet de 2006, Des princes et des principautés (Seuil), où il fustige les auteurs qui ne pensent qu’à se faire un nom. Et il n’est pas (il ne sera probablement jamais) trop tard pour lire (ou relire) son Petit éloge (plus apologétique) et La Défaveur (plus autobiographique), où il raconte comment l’amour humilié, offensé est venu le chercher au cœur de la faiblesse et de l’indignité où il était près de s’enfoncer et s’abandonner lui-même.