Au décès d’un pape, on se demande généralement ce qui restera de son œuvre. Dans le cas de Benoît XVI, qui a renoncé au ministère pétrinien en 2013, et compte-tenu des orientations du pontificat de son successeur dont on connaît bien les contours, nous savons d’ores et déjà qu’il conviendra moins de parler d’un “héritage” dans lequel l’Église s’inscrit que d’un “témoignage” face à l’histoire.
Il a voulu redonner l’amour de la vérité
Benoît XVI a rendu témoignage à la Vérité dont il a voulu être le collaborateur. Joseph Ratzinger a connu, dans sa chair peut-on dire, l’ère des grandes idéologies mortifères. Ces systèmes totalitaires qui, à partir d’un aspect du réel — comme, par exemple, le fait de la lutte des classes —, ont développé une explication univoque de l’histoire qui revendiquait l’exhaustivité et qui se sont imposés de façon intransigeante, ont suscité, chez ceux qui ont subi leur joug, une peur à l’égard de la vérité, une défiance vis-à-vis de la “grande vérité”. Des pans entiers de la théologie, comme par exemple certains types de théologie de la libération, ont été contaminés par ces idéologies. “La faillite de l’unique système qui proposait une solution des problèmes humains sur une base scientifique ne pouvait laisser place qu’au nihilisme, ou au moins au relativisme”, analyse Ratzinger (Exposé devant les Conférences épiscopales d’Asie, mars 1993).
Benoît XVI, dès lors, est le pape qui a voulu redonner l’amour de la vérité qui est aussi la vérité de l’amour
Mais le relativisme lui-même a prétendu à la totalité. Il s’impose à la manière d’une dictature : “Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme […] apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle. L’on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme, qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs” (Homélie pour l’ouverture du conclave, du 18/04/2005). Benoît XVI, dès lors, est le pape qui a voulu redonner l’amour de la vérité qui est aussi la vérité de l’amour. On lui doit notamment d’avoir affirmé que s’il y a un pluralisme religieux de fait, permis par Dieu, il n’y a pas de pluralisme religieux de droit, voulu par Dieu, les autres religions ne constituant pas des voies d’accès au salut, ni parallèles ni même convergentes, à l’égard de l’Unique Médiateur. Dans l’ordre éthique, J. Ratzinger-Benoît XVI a souligné que le vrai moral — le bien — n’est pas une norme purement extrinsèque qui s’impose à l’homme pour l’aliéner mais que le vrai et le bien, valeurs certes transcendantes, sont familièrement reconnus par la conscience mémorielle de l’homme pour l’accomplir dans l’orientation foncière de son être.
Pathologie de la foi et pathologie de la raison
Pour permettre à l’homme contemporain de retrouver sa “sensibilité à la vérité”, il fallait que cet homme retrouvât ses facultés de perception de la vérité que sont la raison et la foi. Ces deux instances, pour Benoît XVI, sont atteintes de pathologies respectives qui les empêchent de nouer un dialogue vertueux. La pathologie de la foi, c’est le recours à la violence qu’on légitime, dans des religions, dès lors qu’on tient que la transcendance de Dieu dépasse la catégorie du raisonnable — et Benoît XVI reconnaît que le courant nominaliste de la pensée chrétienne, qui concevait une puissance divine absolue qui ne soit pas ordonnée à la sagesse divine, a été traversé par cette tentation. Ratzinger ne se contente pas de railler, comme le faisait Socrate, ces divinités belliqueuses ; il met en exergue, à titre d’alternative radicale, un “Dieu-Logos” à “visage humain”.
La pathologie de la raison, c’est le positivisme, soit le repliement de notre raison sur la mathématique, le phénomène et le fonctionnel et son renoncement à toute ouverture métaphysique sur l’être, à tout questionnement ultime. L’homme s’en trouve amputé et manque à son humanité. Une telle foi aveugle et une telle raison laïque ne peuvent au mieux que se regarder en chiens de faïence. Elles sont surtout aptes à surenchérir constamment dans le terrorisme et le sectarisme. L’œuvre de Benoît XVI a été patiemment mais fermement thérapeutique.
L’herméneutique de la continuité
L’impératif de vérité implique la non-contradiction, soit une constance dans l’enseignement et la pratique de l’Église. De là, le troisième aspect déterminant du pontificat de Benoît XVI : d’une part, promouvoir ce qu’il a appelé une “herméneutique de la continuité dans l’unique sujet-Église” (Discours à la Curie, du 22/12/2005), qui est une compréhension du concile Vatican II dans le prolongement du magistère antérieur. Le pape Benoît a ferraillé contre les adeptes d’une “herméneutique de la rupture” qui invoquaient un soi-disant “esprit du Concile” qui n’était jamais, selon Ratzinger, qu’un “anti-esprit” (Konzils-Ungeist). Cette “dynamique de la fidélité” n’avait évidemment rien à voir avec la fixation sur des formes contingentes du passé. D’autre part, appliquer ce principe herméneutique en liturgie en opérant une réconciliation mémorielle de l’Église avec son propre être historique par le droit reconnu de célébrer la “forme extraordinaire” du rite romain, dans le sillage de l’élargissement des concessions en ce domaine opéré par saint Jean Paul II : “Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste” (Lettre aux évêques, accompagnant le motu proprio Summorum pontificum, du 07/07/2007).
Il est clair que cette dimension n’a pas cru devoir être retenue par son successeur et que, dès lors, effectivement, il semble plus pertinent au sujet de Benoît XVI, de parler de “témoignage” face à l’histoire que d’”héritage” assumé après lui.