Ainsi Benoît XVI vient-il de nous quitter. L’ancien Pape souhaitait que ses obsèques fussent brèves, et elles le furent, y compris l’homélie. On peut le comprendre. Chacun, faible ou fort, entrera nu dans la vie éternelle, où qu’il atterrisse par la suite. La cérémonie avait quelque chose d’insolite, deux papes “se retrouvant” sur un même événement. En 1802, Pie VII avait certes célébré les funérailles de Pie VI, mort en exil en France, mais le 250e pontife romain n’avait pas renoncé à sa charge. D’ordinaire, quand un pape meurt, son dernier souffle envoie une brise d’espérance. Une séquence s’ouvre, allant des obsèques à la loggia. Ce passage de relais crée tout un rituel. Au moment du conclave, tout le monde spécule, y va de ses papabile. Comme il y a une attente, les médias sont là. La fumée blanche est un grand moment télévisuel. On savait que la mort de Benoît XVI ne causerait pas cette effervescence. Ne débouchant sur rien, cet événement arrive aussi trop longtemps après son pontificat. Les médias n’aiment pas repasser le film.
Un point intrigue toujours
Malgré tout, un point intrigue toujours, comme s’il demeurait une source d’incompréhension. Il s’agit de sa renonciation. Dix ans après, les observateurs essaient encore d’en déchiffrer le sens. Aucun pape n’avait démissionné depuis 1415. Le Vatican tâtonna pour faire cohabiter deux hommes en blanc. Nul doute que la mort de Benoît XVI devrait inaugurer une réflexion sur le statut de l’éméritat. Dans La Croix, le philosophe Grégory Solari prend la mesure de cet acte souverain : “En un geste, l’espace de quelques secondes, Joseph Ratzinger a mis fin à l’Église du deuxième millénaire et lancé une œuvre de déconstruction dont le pontificat de François ne fait qu’esquisser la portée.” C’est la force du symbole : il suffit de quelques secondes pour irriguer ou abolir le temps : la France des rois se réfère au baptême de Clovis et quand la tête de Louis XVI tombe, celle de tous les monarques qui l’avait précédé roule aussi dans le panier.
Ce concept de “Pape faillible”, voilà l’héritage paradoxal de Benoît XVI.
Si Benoît XVI quitte sa charge de lui-même, son geste a quelque chose de cataclysmique, et que la foudre frappe la coupole du Vatican le soir du 11 février 2013 ne manque pas de laisser perplexe. Le ciel réprouve-t-il la décision du Pape ? Solari interprète la chose autrement, notant qu’”à la représentation d’une institution quasi identifiée à la Révélation (Vatican I) se substitue la vision d’une institution soumise à la Révélation (Vatican II)”. Ce geste incarne à ses yeux “la transition de l’infaillibilité pontificale à la possibilité de la faillibilité pontificale”.
En renonçant à sa charge, Joseph Ratzinger referme le livre du catholicisme issu de la Contre-Réforme, monarchique, dominateur, intellectuel, persuadé de représenter une société parfaite.
Le pouvoir du renoncement
Ce concept de “Pape faillible”, voilà l’héritage paradoxal de Benoît XVI. C’est “un geste courageux, un geste de gouvernement”, juge son biographe italien Giovan Battista Brunori. En se disant faillible, le Pape se grandit : ne comptant plus sur ses propres forces, il s’en remet à la Providence, se fait l’humble serviteur, montre que le pouvoir n’est point une fin en soi mais qu’il se transmet le moment venu, quand les circonstances l’exigent. Benoît XVI fait mentir les caricatures du Panzerkardinal ou du gardien du dogme. Le concept de “Pape faillible” régule le charisme de Pierre, le délivre du poids de l’histoire moderne. Le XIXe siècle lui mettait beaucoup trop la pression. Les révolutions avaient amené le Pape à jouer les monarques combattants. Son caractère personnel et universel ne cesserait de se dilater. Les médias de masse en feraient une icône. Jean Paul II excellerait sur ce théâtre où l’image prévaut sur la pensée.
En renonçant à sa charge, Joseph Ratzinger referme le livre du catholicisme issu de la Contre-Réforme, monarchique, dominateur, intellectuel, persuadé de représenter une société parfaite. C’est un paradoxe que cet esprit si pénétré par la pensée européenne, ait consacré par son geste l’effacement symbolique du Vieux Continent. C’est aussi un paradoxe que Joseph Ratzinger, acteur du réarmement de l’Église au côté du lutteur polonais, ait finalement renoncé. Au pays de la persévérance et de la foi, renoncer est un verbe interdit.