Il y a eu, en 2022, bien des occasions de marquer la disparition de personnalités qui, d’une façon ou d’une autre, ont façonné le monde actuel : un pape (Benoît XVI), une reine (Élisabeth II), un roi (le footballeur brésilien Pelé), le dernier dirigeant de l’Union soviétique (Mikhaïl Gorbatchev)… On a pu aussi s’émouvoir de perdre James Lovelock (même s’il avait 103 ans, car il avait été le premier à montrer que notre Terre est un organisme vivant) et Bruno Latour (qui a pris le relais). On a encore pu être touché par le décès d’acteurs comme Sidney Poitier, Jean-Louis Trintignant ou Michel Bouquet, qui ont donné chair à des vérités humaines généralement élusives. Et voici qu’à l’entame de 2023, la mort d’un cardinal a déjà quelques retentissements.
Tous les ingrédients du scandale
L’Australien George Pell, ancien archevêque de Melbourne puis de Sydney, retiré à Rome, vient en effet de succomber dans sa 82e année à des complications consécutives à une assez banale opération de la hanche. C’est un événement parce que ce prélat a eu une histoire où l’on a mêlé tous les ingrédients du parfait scandale : le pouvoir, l’argent, le sexe… Réputé “conservateur” et administrateur efficace, il était devenu puissant au Vatican où il avait été appelé pour mettre de l’ordre dans les finances et s’était en conséquence fait des ennemis. Mais il avait dû retourner dans son pays pour affronter des accusations de pédophilie déjà anciennes, avait été déclaré coupable et avait croupi plus de treize mois en prison, avant d’être finalement acquitté et innocenté à l’unanimité par les juges de la Cour suprême.
C’est un cas tout à fait différent de celui de l’Américain Theodore McCarrick, qui avait été archevêque de Washington : celui-ci a été privé de son titre cardinalice et même renvoyé de l’état clérical sur de nombreux et accablants témoignages. Il apparaît que George Pell a été la cible d’un acharnement à la fois médiatique et judiciaire. Les plaintes contre lui ont été relayées par une presse “libérale” qui a saisi l’opportunité de s’en prendre à un prélat qui n’était pas du tout “politiquement correct”, critiquant aussi bien l’égoïsme des nantis que la permissivité des mœurs et défendant bec et ongles la morale et la discipline traditionnelles de l’Église.
Quand la plainte vaut preuve
Comme tant d’autres en Occident, les premiers tribunaux saisis ont considéré que la réalité constatable des plaintes rendait incontestable celle des faits reprochés. Il était pourtant manifeste que le prélat n’avait pas pu se retrouver, dans la sacristie de sa cathédrale à l’issue d’une grande concélébration qu’il avait présidée en 1997, seul avec deux enfants de chœur qu’il aurait surpris en train de déguster du vin de messe et violentés sans retirer ses ornements sacerdotaux.
Ce genre de mise en cause de “célébrités” n’est pas si rare depuis les années 1990. La parole de qui se présente en victime pèse plus que les dénégations de la personnalité incriminée. Le plaignant est présumé crédible, d’abord dans l’opinion, puis par des magistrats, parce qu’il paraît motivé par une souffrance perceptible, qui constitue comme une preuve, tandis qu’il est bien plus difficile de prouver qu’on n’a rien fait de répréhensible. Un exemple précoce mais éloquent est celui du cardinal Bernardin de Chicago. En 1993, un ancien séminariste le poursuit pour avoir été abus. L’affaire fait quelque bruit… jusqu’à ce que ce jeune homme, que l’archevêque se dit prêt à rencontrer, retire sa plainte, en alléguant que le souvenir de cette agression s’est formé dans son esprit alors qu’il était sous hypnose !
Quand le doute invente un possible
Encore récemment, le diocèse de Chicago, avec à sa tête désormais le cardinal Cupich (considéré comme l’homme de confiance du pape François aux États-Unis), a rétabli dans ses fonctions le P. Michael Pfleger, curé “gauchiste” et controversé d’une paroisse noire, suspendu car soupçonné d’avoir tripoté des gamins. Mais aucune charge n’avait pu être retenue. Il est à noter que c’était la énième fois que ce prêtre était mis sur la sellette. Il semble qu’une première calomnie ouvre le champ d’un possible qui ne peut plus être refermé. Et l’on finit par se dire qu’une série de signes analogues ne peut pas n’avoir aucune source, alors qu’il s’agit de reprises mimétiques en vagues et modes, inspirées par des vindictes qui peuvent avoir d’autres motifs que des traumatismes personnels, causés ou non par l’accusé.
C’est ainsi qu’une première plainte est déposée contre George Pell en 2002 (avant son cardinalat), pour des faits censés dater des années 1960, puis abandonnée faute de preuves crédibles. Cela accompagne le premier gros scandale de pédophilie cléricale à Boston, qui poussera le cardinal Law à démissionner. Et c’est alors que les dénonciations d’abus sexuels dans l’Église se multiplient en 2015, que George Pell est de nouveau incriminé. Il est une cible tentante, parce qu’il est important et redouté à Rome, parce qu’il est exécré par les “progressistes”, parce qu’il lui est fait grief de n’avoir pas assez énergiquement empêché de nuire et puni ses prêtres prédateurs, et surtout parce qu’il a déjà été lui-même soupçonné.
Pas un martyr, mais un émule de Job
Il est remarquable qu’au cours de son procès en 2017-2018, les faits reprochés, dont certains fort anciens, sont pour la plupart rejetés comme insuffisamment établis. Le tribunal ne retient que l’affaire de la sacristie, sur la seule parole de l’unique plaignant survivant, contre celle de l’accusé, sans entendre les témoins cités par la défense, et surtout contre la vraisemblance. Il faut admettre que l’esprit humain tend à ne s’intéresser qu’aux informations qui confirment ce dont il est déjà persuadé et à ignorer ce qui le dérangerait.
Le cardinal Pell a sans doute conforté les préjugés à son égard en n’exprimant pas d’émotions pendant les audiences : ni crainte, ni protestations indignées, ni compassion pour ses prétendues victimes. Cette impassibilité a été estimée arrogante par ceux pour qui il était forcément coupable. Les autres y ont vu la sérénité d’une conscience tranquille. Son Journal de prison, qui a été publié en anglais, montre qu’il s’est refusé à s’assimiler aux martyrs (par exemple saint Thomas More), à saint Paul et a fortiori au Christ. Il a plutôt pris modèle sur Job. Il n’empêche qu’il a servi de bouc émissaire à un certain anticléricalisme contemporain.
Le défi posthume
Bien entendu, la correction de cette erreur judiciaire ne doit surtout pas servir de prétexte pour disqualifier a priori toute plainte. Chacune est dérangeante et constitue un défi à relever sans a priori. Mais les faits avérés ne doivent être ni esquivés ni dissimulés, et ils requièrent assurément sanctions, réparations, prévention et réformes structurelles. George Pell a insisté, dans les interviews qu’il a données après sa libération, sur la nécessité d’efforts inlassables en ce sens. Il a cependant ajouté que tout cela resterait vain sans la conversion où chacun chaque jour se donne au Christ aussi totalement qu’il le peut, en se gardant de toute duplicité.
Une dernière leçon à retenir de l’histoire de ce cardinal australien est qu’elle relativise les tensions supputées au sein de l’Église entre “progressistes” et “conservateurs”. Le pape François a fait appel à cet homme classé du bord opposé au sien, réputé proche de Benoît XVI et qui n’a jamais mâché ses mots. Et il lui a maintenu sa confiance, se réjouissant publiquement de son acquittement et lui rendant hommage à sa mort inopinée. L’épreuve posthume qui attend George Pell est de résister à une récupération “à droite” après avoir servi de tête de Turc “à gauche”.