Dans l’Église, la liturgie est d’abord associée au temps. La prière consiste ainsi à la fois à prendre un moment pour Dieu et, surtout, à revivre dans l’année les événements de la vie du Christ avec plus ou moins de mimétisme. Là est toute la pédagogie du calendrier liturgique, qui rappelle que l’incarnation est bien la venue de l’éternel dans le temporel à une date donnée, et la rédemption le surgissement du surnaturel dans le quotidien le plus actuel.
En Terre sainte, et à Jérusalem en particulier, cette pédagogie “temporelle” est associée à une pédagogie que l’on pourrait dire “spatiale”. Il y a, en plus de l’histoire sainte, une géographie sainte. L’incarnation a en effet marqué des lieux, les lieux saints, ceux que le Christ a honoré de sa visite, ceux de sa vie ordinaire et des miracles, ceux de son ministère et de celui des apôtres, ceux, surtout, de sa mort et de sa résurrection.
Si cette réalité est vraie toute l’année, et vécue tant par les autochtones que par les pèlerins, elle est tout particulièrement développée en Carême. C’est d’ailleurs une tradition fort ancienne, rapportée dans les plus anciens manuscrits racontant des pèlerinages à Jérusalem et mentionnant les liturgies propres aux lieux saints, du récit du pèlerin de Bordeaux en 333 au Voyage d’Égérie en 380. Ces liturgies sont dites “stationnales” comme la messe célébrée dans sa cathédrale par un évêque, car elles sont l’expression de la prière solennelle de toute l’Église.
La première spécificité du Carême réside dans la convergence, tous les samedis et dimanches jusqu’aux Rameaux, des fidèles au Saint-Sépulcre, centre géographique du mystère pascal lui-même centre du Salut. C’est avec une entrée solennelle, les offices et la messe solennelle du dimanche que les Latins célèbrent l’avancée vers Pâques selon une pratique codifiée depuis 1754 mais reprenant des traditions du IVe siècle.
Cinq pèlerinages de Carême
Mais, singularité locale, la résurrection est déjà présente au milieu de la pénitence quadragésimale, en vertu, justement, de la dimension spatiale de la liturgie : c’est en chantant une antienne de la résurrection autour du tombeau vide que se termine la procession solennelle. Une belle manière de rappeler que le Carême est un temps de préparation parce que nos âmes humaines doivent sans cesse se convertir à la grâce du Salut qui, elle, est toujours donnée.
Les cinq pèlerinages de Carême, qui ont lieu les mercredis des deuxième, troisième, quatrième et cinquième semaines et le vendredi de la cinquième permettent ensuite de rentrer peu à peu dans le mystère de la Passion du Seigneur. Sur le flanc du mont des Oliviers, on commémore d’abord les larmes du Seigneur au Dominus flevit, le petit sanctuaire éponyme. Voyant Jérusalem comme la fenêtre derrière l’autel actuel permet aussi de la voir, Jésus pleura sur “cette” ville comme le dit la liturgie du jour pour manifester la coïncidence géographique.
La semaine suivante, c’est à Gethsémani, au pied du mont des Oliviers, lieu saint plus connu de l’agonie de Jésus, que se célèbre la liturgie stationnale, avant de prier au sanctuaire de la Flagellation, dans la Vieille ville, le quatrième mercredi du Carême. Pilate, après s’être lavé les mains, libère le criminel Barabbas (“fils du père” littéralement) et fait flageller Jésus dans l’espoir de calmer les ardeurs de ses contempteurs.
L’intercession de Marie
Enfin, la cinquième semaine, les fidèles sont invités au Lithostrôtos pour faire mémoire de la condamnation du Christ par Pilate à l’issue de son faux procès. Un lieu peu connu, nommé de la sorte à cause des grandes dalles (“lithostrôtos” en grec veut dire “recouvert de pierre”) qui le pavent : “[Ici], Pilate dit aux Juifs : voici votre roi […]. Il leur livra Jésus pour qu’il soit crucifié” (Jn 19, 14b.16).
Avant de rentrer dans la Semaine sainte à Bethphagé, lieu où les disciples trouvèrent l’ânon pour l’entrée dans Jérusalem, la dernière station du Carême conduit chacun aux pieds de la Vierge Marie qui, elle-même, souffre en voyant son fils sur la Croix. Le vendredi qui précède les Rameaux, c’est à l’autel de Notre-Dame des Sept-Douleurs, au Calvaire, dans le Saint-Sépulcre, que la messe est célébrée pour que la mère du Sauveur, espérant contre toute espérance, figure de l’Église, intercède pour les chrétiens au seuil de la victoire de la vie sur la mort.