Nous connaissons le bienheureux Frédéric Ozanam comme fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, également comme penseur politique précurseur de la doctrine sociale de l’Église et cofondateur de la démocratie chrétienne. Mais sa très courte carrière d’avocat, qui a duré trois années, est méconnue, plutôt associée à une période transitoire de sa vie. Celle-ci commence pourtant par une affaire étonnante qu’il a gagnée contre toute attente. Une affaire où se trouve déjà les grandes questions de l’époque d’Ozanam et où sa personnalité a pu se déployer.
Les faits sont accablants
Tout commence comme dans un film noir. La nuit du 23 janvier 1838, une femme crie dans un immeuble glauque d’une rue mal famée de Lyon, la rue des Bessards, puis un homme s’enfuit en courant vers le quai d’Orléans. La femme baigne dans son sang, elle a été poignardée, quasi éventrée, mais elle vit encore. Marie Pauly, épouse Guichard, décédera six jours plus tard à l’hôtel-Dieu de Lyon. Elle est une “fille publique” comme on disait pudiquement, c’est-à-dire une prostituée, comme bon nombre de femmes de la rue des Bessards, quartier chaud situé entre la Saône et la place des Terreaux, au pied des Pentes.
Le fugitif du quai d’Orléans est vite retrouvé, il est sourd-muet, âgé entre vingt-cinq et trente ans, pauvre, au physique disgracieux. Il s’appelle Sylvain Parrot. Les témoignages sont accablants : la victime, avant de mourir, l’accuse de l’avoir poignardée parce qu’elle aurait refusé de faire son office avec lui pour des raisons d’hygiène. Les autres femmes de la rue, collègues de Mme Guichard, témoignent également contre lui. Les jeux semblent faits, la guillotine attend Parrot sans surprise…
Il retourne la situation
C’est alors que Frédéric Ozanam intervient. Avocat de Sylvain Parrot, il plaide sa cause à la cour d’assises de Lyon, le 9 mars 1838. Nous ne savons pas comment il décide de défendre Parrot, ni comment il a eu vent de l’affaire. L’accusé est misérable et il n’a pas les moyens de payer son avocat qui l’a sans doute fait bénévolement. A-t-il appris ce cas en visitant les pauvres de ce quartier avec la conférence Saint-Vincent-de-Paul ? Mystère.
Mais ce que nous savons est très intéressant. Ozanam parvient à retourner complètement la situation. Après avoir étudié un à un chaque témoignage, il identifie toute une série d’incohérences. Les “filles publiques” mentaient pour accabler Parrot. L’une va même dire que la victime était à sa fenêtre après le forfait en hurlant : “C’est le muet qui m’a tuée !”. Chose contredite par d’autres, y compris la victime, allongée dans son sang et incapable de se tenir debout… Pourquoi un tel mensonge ? Les filles couvraient toutes le véritable auteur : le proxénète du quartier. La vérité est que Sylvain Parrot a rencontré celui-ci dans un cabaret, il l’a fait boire et il l’a amené à une de ses filles, Marie Guichard.
Pendant qu’il embrassait sa compagne d’un soir, celle-ci a tenté de lui dérober dix francs, coquette somme à l’époque. Le rencard était un piège. Parrot s’est débattu pour récupérer son bien, mais le proxénète est arrivé avec un couteau. Dans la bataille, la lame du souteneur a éventré Marie au lieu de frapper son adversaire. C’est cette version des faits qu’Ozanam défend contre tous les témoignages cités à la barre. Et il explique que le mensonge de la victime était sans doute dû à un attachement psychologique de la victime à son souteneur, phénomène que nous appelons aujourd’hui le “syndrome de Stockholm”. Contre toute attente, il convainc le jury d’assises, sauvant ainsi la vie de Sylvain Parrot.
Cette histoire étonnante est très intéressante pour plusieurs raisons. D’abord, nous découvrons un visage inattendu de Frédéric Ozanam. Sa carrière d’avocat fut en effet brève : il arrêta de plaider pour enseigner le droit puis la littérature. Il n’aimait pas ce métier qu’il qualifiait “d’art de la chicane” où il faut “demander deux cents pour avoir cent”. S’il a fait du droit et ce métier, c’est pour obéir à son père. Et surtout, il n’avait guère confiance en ses talents de plaideur. Il raconte qu’un juge lui a dit une fois : “Vous êtes trop timide…” Quand il débute, il n’a que vingt-cinq ans et il est dans une période d’incertitude : non seulement il n’aime pas son métier, mais s’interroge sur sa vocation. Sacerdoce ou mariage ? Ni l’un ni l’autre ne semblent l’attirer. Parallèlement, il poursuit un doctorat de lettres avec une thèse sur Dante comme pour préparer une future carrière.
L’inlassable chercheur de vérité
Pourtant, quand nous voyons les récits de l’affaire Parrot dans la presse de l’époque, nous voyons autre chose. Les journalistes sont subjugués par Ozanam : “Le zèle ardent et éclairé de Me Ozanam, défenseur de l’accusé, écrit La Gazette des tribunaux du 12 mars 1838, l’étude spéciale qu’il avait faite de ses habitudes et de ses locutions, les contradictions qu’il a signalées dans les dépositions des témoins principaux, enfin la présence aux débats de M. l’abbé Plasson, digne et vertueux continuateur des de l’Épée et des Sicard, ont singulièrement facilité la tâche de MM. les jurés.”
Cela se comprend : le jeune homme n’a que vingt-cinq ans, il débute et plaide avec succès un dossier perdu d’avance où la tête de son client est en jeu. Son talent d’avocat est bien réel. Mais surtout cette est comme une synthèse de la personnalité d’Ozanam. Nous retrouvons là l’inlassable chercheur de vérité, lui qui a promis de mettre sa vie à son service. Cette affaire n’apporte rien à Frédéric, sauf celle d’avoir découvert la vérité qui a libéré Parrot. Nous voyons le défenseur des pauvres, celui qui connait la misère des bas quartiers et qui tente de les y sauver.
Ce procès est celui de la misère, misère de cet homme avec un handicap lourd, piégé par l’alcool et la luxure, de ces femmes piégées par un souteneur. On retrouve Ozanam et sa vie au service des misérables. À la fin du procès, il va jusqu’à organiser une quête pour l’acquitté dans le public de la cour d’assises. La presse précise que les gens ont généreusement donné, ce qui révèle la puissance de persuasion de l’avocat. Et on retrouve le juriste, le philosophe du droit. Sa plaidoirie rappelle le primat de la conscience : “Lorsque le chef du jury, lit-on dans Le Droit, au moment de prononcer le verdict au nom des jurés qu’il représente, met la main sur son cœur, par ce geste symbolique, prescrit dans la loi, ce n’est point sa sensibilité qu’il atteste, c’est sa conscience.”
Sauvé de l’injustice et de la misère
Et Parrot ? L’accusé est également un personnage très étonnant et surtout mystérieux. Ce sourd-muet atypique est extrêmement intelligent. Il s’exprime en écrivant sur une ardoise des phrases composées en français, anglais, latin et même… hébreu ! Seul Ozanam, qui connaît toutes ces langues, peut le comprendre. L’homme prétendait avoir découvert une énergie plus efficace que la vapeur, qu’il aurait présenté au roi des Français ainsi qu’au roi d’Angleterre. L’abbé Plasson, directeur de l’Institut des sourds-muets de Lyon, appelé à la barre comme expert a des doutes sur son infirmité.
Il affirme que Parrot simule la surdité pour attendrir les jurés. Mais les prostituées l’appellent “le muet”, preuve que s’il simulait, c’était avant l’affaire. Génie incompris ou mythomane, la seule certitude que nous avons est celle de son innocence, et il n’y avait qu’Ozanam pour parvenir à démêler le vrai du faux pour déchiffrer le langage de son client.
Au-delà de cette affaire, Frédéric Ozanam a défendu un homme contre l’injustice et la misère. Cette misère qu’il a combattu toute sa vie avec la Société de Saint-Vincent-de-Paul et dans ses écrits, il l’a combattue aussi à la cour d’assises de Lyon, en défendant un homme pris au piège d’un univers misérable qui l’entraînait vers l’échafaud. En une histoire, on retrouve toute la vie résumée du bienheureux Frédéric.