Le 11 mai prochain, Pap Ndiaye annoncera des mesures pour renforcer la mixité sociale et scolaire. Celles-ci sont très attendues et prêtes depuis longtemps. Dans une interview au Figaro, le ministre de l’Éducation nationale dit même être “dans les starting-blocks” (cale-pieds en bon français). Au fond, deux idées l’animent, la première : c’est celui qui paie qui commande. La seconde : cela ne sera pas des paroles en l’air. Pap Ndiaye rappelle que “l’État finance les trois quarts du budget de ces établissements” (privés, Ndlr) et que “dans le protocole élaboré avec l’enseignement catholique, il y aura bien des objectifs chiffrés progressifs”. L’ombre des quotas plane. Son but : “Aller vers davantage de mixité […], particulièrement dans les grandes villes, où l’évitement scolaire est maximal.”
Tout est hypocrisie
Pap Ndiaye sait de quoi il parle puisqu’il pratique cet évitement lui-même, ayant placé ses deux enfants à l’École alsacienne, championne toutes catégories de l’entre-soi privé parisien bourgeois. Son incohérence ne le dissuade point d’imposer aux autres ce qu’il cherche à épargner aux siens. Pourquoi donc ? Parce que tout n’est pas seulement vanité ici-bas ; tout est hypocrisie et le système éducatif français en est une expression vivante, archétypique, quasiment proverbiale. C’est une machine à fabriquer l’échec du plus grand nombre, afin que seuls ceux qui savent où et comment réussir puissent y parvenir sans être trop concurrencés. Oui, vous avez bien lu : c’est le contraire de l’égalité mais surtout ne le dites pas ; nul ne doit le savoir (sauf que tout le monde le sait ou presque). Et de toute façon, ceux qui croient encore au discours officiel méritent-ils de s’en sortir ? D’ailleurs, plus quelqu’un parle d’égalité, plus il faut se méfier. Ce mot est dans le discours ce qu’il n’est pas dans les faits.
L’Éducation nationale ne s’en remet pas d’être un enfant bâtard de l’Église qui, sur tous les terrains de l’action sociale, précéda l’État-providence.
Ainsi se comprend la France, pays de classes. Rares sont les nations où les actes contredisent autant les paroles. Pourquoi ? C’est que la France est en guerre contre elle-même. Les mots y sont des armes. Après la Révolution, l’État (utilisons ce raccourci) ne songe qu’à faire la peau de l’Église. Toute son énergie est absorbée par cette obsession, cette pensée négative. Celle-ci s’exprime nerveusement par saccade : tantôt l’humeur est apaisée, tantôt le Mordor se déchaîne. L’Éducation nationale ne s’en remet pas d’être un enfant bâtard de l’Église qui, sur tous les terrains de l’action sociale, précéda l’État-providence. Pour arracher les âmes aux curés, les héritiers de 1789 ont bien vu bien que le marbre glacial de la Déclaration des droits de l’homme ne suffisait pas à faire changer la société. Ils s’employèrent donc, Trésor public aidant, à copier l’Église pour la couler. D’où l’enseignement gratuit et obligatoire, sorte de dumping. En même temps, ils expulsèrent les clercs, la dépouillèrent de ses biens. On connaît la chanson.
Guerre froide et double jeu
Avec la Première Guerre mondiale, le déchaînement laissa la place à l’apaisement et à l’accommodement. On se dit qu’il serait plus efficace de financer l’école privée, à 95% catholique, si on voulait la contrôler. Un chapitre complexe, clair-obscur, s’ouvrit à la faveur d’accords présumés “gagnant-gagnant” comme la loi Debré (1959). La guerre scolaire devint comme l’époque, froide. Et comme dans les romans d’espionnage, le double jeu devint la règle. L’État constricteur se mit à étouffer sa proie avec ses subventions, au point que le nom “école catholique”, gravé au fronton des établissements, apparut assez vite, dans le tumulte des années soixante-dix, comme la relique d’un autre temps, tout comme l’appellation délicieusement désuète “école de jeunes filles” dont on se demande par quel miracle les féministes ne l’ont pas encore anéantie à la manière d’un taliban flinguant les bouddhas de Bâmiyân.
L’école catholique a donc une délégation de service public. Ses enseignants sont rétribués par l’Éducation nationale, comme l’indique leur fiche de paie. C’est à se demander pourquoi les établissements privés ont des frais de scolarité. Ceux-ci financent ce qui n’est pas essentiel. Sur ce “contrat” se greffa l’effondrement des vocations religieuses, en particulier au sein des congrégations enseignantes. Le caractère propre de l’école catholique périclita peu à peu, la tutelle spirituelle s’affaiblissant. Ne demeura que la dimension sociale : on inscrivit son enfant dans le privé pour le mettre à l’abri des pauvres, de l’immigration, des emplois du temps à trous qui révèlent le peu d’exigence. Ce choix sécuritaire est le plus mauvais argument pour l’école catholique, qui se retrouva piégée à la fois par les subventions de l’État et l’embourgeoisement de sa clientèle. On aboutit à une situation extravagante dans laquelle les parents se plaignent de l’enseignement religieux, jugés comme une perte de temps.
Les deux mâchoires de la tenaille se referment donc sur l’œuvre éducative chrétienne : l’État constricteur d’un côté et l’évitement bourgeois de l’autre.
L’Évangile, par la force des choses, s’en trouva réduit à un élément cosmétique, à une sorte de code de l’entre-soi, soit le contraire de ce qu’il est. Il faut dire qu’une certaine créativité catéchétique ne crédibilisa pas vraiment le message, organisa même l’éviction de la foi de générations entières. Depuis le temps, l’enseignement catholique, qui scolarise plus de deux millions d’élèves, aurait dû avoir quelques retours sur investissement, notamment en politique et en économie. L’évolution donnée à la société prouve que les élites formées en son sein n’ont pas été évangélisées. Qui pose cette question-là ?
Il est difficile d’être fidèle à sa mission
Les deux mâchoires de la tenaille se referment donc sur l’œuvre éducative chrétienne : l’État constricteur d’un côté et l’évitement bourgeois de l’autre. Pap Ndiaye a raison d’exiger plus de mixité car l’évitement scolaire, pour le privé, est la clé de son succès. Si l’offre d’État gratuite était satisfaisante, les parents ne se prostitueraient pas pour en sortir leur progéniture et payer deux fois, d’abord pour l’école publique via l’impôt, ensuite pour l’école privée via les frais de scolarité. En clair, Pap Ndiaye cherche dans l’enseignement privé un bouc émissaire, ce qui, depuis la Révolution et dans toute période de paganisme agressif, est le lot des chrétiens.
Pour résumer, l’ironie de notre époque réside dans le fait qu’il est difficile d’être fidèle à sa mission.
Mais c’est plus glorieux d’être persécuté quand on est fidèle à soi-même, moins quand on est compromis dans un système qui vous fait bien vivre et avec lequel on croit jouer au plus fin. Il y a quelque chose d’absurde et de puéril à chercher querelle à l’enseignement catholique qui, depuis un demi-siècle, fait tout ce qu’il peut pour être bien vu de l’Éducation nationale, voire devance ses désirs.Pour résumer, l’ironie de notre époque réside dans le fait qu’il est difficile d’être fidèle à sa mission.
Bien sûr, on citera des établissements qui “font des choses formidables”, quel que soit leur statut (et je leur rends hommage dans cette tribune), qu’ils appartiennent au monde rural, à la banlieue, au cœur des villes, qu’ils instruisent les bourgeois, les handicapés ou les déclassés. Mais ce que j’observe sous le langage mielleux, grandiloquent et performatif de la mixité et du vivre-ensemble, c’est la vérité des attitudes dictées par les seules lois de l’intérêt, de l’entre-soi, de l’immobilisme, de l’idéologie et de l’hypocrisie. La socialisation de tout aggrave ces maux, car l’État englue tout ce qu’il touche. Si on parle d’enseignement libre, il faut mesurer ce que l’épithète signifie.