La première forme d’organisation politique à l’échelle de l’Europe a été l’Empire carolingien créé en l’an 800 quand Charlemagne est sacré empereur par le pape Léon III. Il ne faut pas oublier néanmoins que la conversion, cinq cents ans plus tôt, en l’an 313, de l’empereur Constantin et avec lui celle de l’Empire romain, a constitué la première empreinte du christianisme en Europe. C’est donc sous le sceau de la foi qu’est née l’Europe.
Il convient de noter que le christianisme européen n’est pas seulement l’addition du christianisme de chacune des nations qui la composent mais qu’il a sa propre dynamique comme en témoignent, au Moyen Âge, le vaste mouvement monachique ou les Chemins de Saint-Jacques de Compostelle qui se sont perpétués jusqu’à nos jours. Toutes les tentatives ultérieures d’unification européenne, dès lors qu’elles se référeront peu ou prou à ce premier modèle, inscriront, au moins implicitement, y compris le projet européen de Jean-Jacques Rousseau, le christianisme comme élément fédérateur.
Au-dessus des étoiles
La construction européenne, après la Seconde Guerre mondiale, n’échappe pas à la règle. En effet, les fondateurs de l’Europe sont des chrétiens convaincus. On dit qu’avant d’entamer les négociations, Konrad Adenauer, Alcide De Gasperi et Robert Schuman se sont retirés dans un monastère bénédictin au bord du Rhin pour prier et méditer. Robert Schuman est très explicite quand il écrit que “si l’Europe a su inaugurer une époque nouvelle dans l’histoire des hommes…, c’est parce qu’elle est empreinte de la civilisation qui plonge ses racines dans le christianisme” ou bien encore : “Tous les pays européens ont été pétris de la civilisation chrétienne : c’est cela l’âme de l’Europe qu’il faut faire revivre.”
De même, Arsène Heitz, peintre strasbourgeois, auteur du drapeau européen composé de douze étoiles sur fond bleu, n’a jamais caché qu’il s’était inspiré de l’Apocalypse de Saint-Jean, évoquant “un signe grandiose apparu dans le Ciel, une femme revêtue du soleil…et douze étoiles couronnant sa tête”. La même inspiration se retrouve dans l’hymne européen, l’Ode à la joie : même si l’hymne ne comprend pas de texte, l’Ode à la joie mis en musique par Beethoven est un poème de Schiller qui s’achève par ces mots : “Monde, as-tu pressenti le Créateur ? Cherche-le par-delà le firmament ! C’est au-dessus des étoiles qu’il doit habiter.”
Une fausse conception de la laïcité
On voit donc que tant l’intuition des fondateurs que la symbolique de l’Europe sont profondément empreints de christianisme. Pour autant, les traités portant création des institutions européennes sont muets sur le sujet. Il est vrai que les fondateurs de l’Europe politique sont des démocrates-chrétiens qui ne font pas étalage de leur foi. Auteur, en 2003, de L’Europe chrétienne, une excursion (Cerf), l’universitaire américain Joseph Weiler explique cette absence explicite de référence chrétienne par une fausse conception de la laïcité imposant un silence religieux dans la sphère publique. Ce même silence est observé chez les intellectuels chrétiens chez qui Joseph Weiler soupçonne également une crainte de déplaire aux tenants de la pensée laïque dominante.
C’est justement en 2003 que le sujet resurgit avec le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe préparé par la Convention pour l’avenir de l’Europe. Un débat s’est alors engagé sur l’inscription, dans le préambule de la Constitution, d’une référence aux racines chrétiennes de l’Europe. En dépit de la demande expresse du pape Jean Paul II en ce sens, cette référence ne sera pas retenue, en raison, notamment, de l’opposition formelle de la France. Cela dit, l’évocation de racines n’était peut-être pas la meilleure formule. Les racines renvoient au passé sans forcément concerner le présent et l’avenir, elles sont susceptibles d’être jugées confiscatoires alors que d’autres sources existent incontestablement et surtout, elles risquent d’être perçues comme une vague allusion culturelle non porteuse de valeurs constituant autant d’engagements pour les responsables politiques. Peut-être faudrait-il mieux parler d’héritage chrétien, cet “héritage chrétien qui a donné une marque indélébile à notre civilisation commune”, comme l’a écrit Élizabeth Montfort, ancienne députée européenne.
Un projet en panne
Qu’en est-il aujourd’hui de cet héritage chrétien de l’Europe ? Force est de constater que les héritiers se montrent, du moins en apparence, plus dilapidateurs que “fructificateurs” de l’héritage. Si l’on se contente d’observer les choses et les événements, il faut bien reconnaître que le projet européen est possible sans christianisme puisque c’est ce qui est en train de se passer. Pour autant, on doit remarquer aussi que le projet européen est en panne et que le lien de cause à effet n’est peut-être pas fortuit. Le moment est par conséquent venu de repenser l’Europe en renouant avec l’intuition initiale de ses fondateurs mais aussi en la dépassant. En l’espèce, l’important n’est pas que l’Europe s’affiche comme chrétienne mais qu’elle vive et promeuve les valeurs chrétiennes qui sont valables pour tous, croyants ou non croyants, comme l’avait dit, en 1988, le pape Jean Paul II dans son discours devant le Parlement européen.
Le pape François, dans son discours tenu devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, a été clair en rejetant “une Europe qui tourne autour de l’économie”.
À cet égard, le Manifeste de Bruxelles signé en août 2003 par plusieurs parlementaires européens reste une base de travail pertinente. Il demande que, dans le respect de la laïcité des institutions politiques, soient reconnus la liberté religieuse non seulement individuelle mais également collective et sociale, le dialogue et la consultation des Églises et des communautés de croyants avec les institutions européennes et le respect du statut juridique des Églises et des institutions religieuses tel qu’il existe dans les États membres. Il demande également que soit reconnue la valeur universelle du principe de dignité de la personne humaine, dans toutes ses expressions. Cela induit le respect de la vie de la conception à la mort naturelle, la reconnaissance de la famille, fondée sur le mariage entre l’homme et la femme, comme cellule fondamentale de la société, la reconnaissance du principe de subsidiarité dans tous les aspects de la vie en société, la priorité de la lutte contre la misère en partenariat avec les plus pauvres et enfin le juste partage et la solidarité dans l’usage des biens terrestres comme condition de la paix.
Changer de paradigme
Mais au-delà de ces orientations spécifiques, l’option pour une Europe chrétienne appelle un changement complet de paradigme. Après l’échec de la Communauté européenne de défense, le choix a été fait de construire l’Europe à partir de l’économie. Or, comme l’écrit l’ancien député européen Michel Pinton, la vision chrétienne “ne peut accepter l’idée selon laquelle les conditionnements économiques suffisent à faire naître un citoyen nouveau et une nation nouvelle ; [cette idée] ressemble trop aux philosophies matérialistes de sinistre mémoire qui affirmaient que la conscience que l’homme a de lui-même est entièrement déterminée par son environnement social.” À ce sujet le pape François, dans son discours tenu en 2014 devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, a été clair en rejetant “une Europe qui tourne autour de l’économie” et en affirmant que “l’unité de signifie pas l’uniformité économique”.
À l’Europe de savoir si elle veut se retrouver elle-même ou prendre le risque de retourner doucement à la barbarie
La défense de la valeur universelle de la personne humaine, le refus d’une société dominée par l’économie et la technologie auxquels il convient d’ajouter la préservation de la planète des dérèglements climatiques, sont au cœur de l’encyclique Laudato Si’ publiée en juin 2015. Elle exhorte à une véritable conversion écologique dans le but de poser les conditions d’un développement intégral et d’une écologie humaine. Ce message s’adresse au monde mais devrait avoir une résonance particulière en Europe qui rassemble toutes les qualités la prédisposant à devenir le laboratoire d’une société fondée sur l’écologie intégrale. Un tel projet permettrait à l’Europe d’être fidèle à sa vocation et de se projeter résolument et avec confiance dans l’avenir. Comme le déclarait Portalis, l’un des pères du Code civil, dans son discours du 5 avril 1802 au Corps législatif pour la présentation du Concordat : “Je le dis pour le bien de ma patrie, je le dis pour le bonheur de la génération présente et pour celui des générations à venir, le scepticisme outré, l’esprit d’irréligion transformé en système politique est plus près de la barbarie qu’on ne le pense.” À l’Europe, en effet, de savoir si elle veut se retrouver elle-même ou prendre le risque de retourner doucement à la barbarie.