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“Ça se parle”, mais pour dire quoi ?

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rangizzz / Shutterstock

Blanche Streb - publié le 15/05/23

Tout le monde se parle, mais pour dire quoi, et comment ? Il devient vital de retrouver une parole juste et ajustée, défend l’essayiste Blanche Streb, une parole responsable et qui engage, qui résiste aux tentations d’humiliation, de domination, de manipulation...

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“Consternant.” Ce mot, sans aucun doute, vous est-il déjà venu à maintes reprises devant certaines “prises de becs” — oups, pardon — “prises de paroles” politiques, médiatiques, ou même lors d’un conseil municipal, au coin de la rue ou sur un banc public. En 1830, Schopenhauer rédigeait un manuel d’art oratoire — l’Art d’avoir toujours raison — devenu un classique de l’argumentation. Dans ce texte au succès inégalé, trente-sept stratagèmes sont exposés comme autant d’armes de plus en plus redoutables et élaborées pour convaincre. Mais quand la partie semble perdue car l’autre est définitivement supérieur, Schopenhauer propose alors “l’ultime stratagème” : s’en prendre à la personne elle-même ! Pour mieux éviter le débat de fond, pour empêcher son adversaire de l’emporter, même s’il a raison, quelle meilleure option que de le décrédibiliser, le rendre méprisable aux yeux de ceux qui regardent ? Alors soyez agressif, blessant, grossier et méprisant, feignez d’être outré de devoir débattre avec lui en lui reprochant ses prises de position passées ou ses amitiés. “C’est un appel des facultés de l’esprit à celles du corps ou à l’animalité. Le stratagème est très apprécié, car chacun est capable de l’appliquer ; il est donc souvent utilisé” constate Schopenhauer.

Tout le monde se lâche

Ainsi, dans un simulacre de débat, celui qui attaque l’autre ad personam, bien qu’il en ressente une certaine puissance — qu’il confondra bêtement avec de la pertinence, et son auditoire trop souvent avec lui — n’aura en réalité que révélé, par son incapacité à argumenter, la pauvreté de sa pensée. Force est de constater que, 200 ans plus tard, dans un monde de clics et de claques, de lol et de likes, ce dernier des stratagèmes est devenu le premier. Celui qui arrive tout de suite, à la va-vite. C’est ainsi que la parole, qui se vide de sens à mesure qu’elle s’emplit de violence, traverse une crise aussi majeure que sous-estimée. L’insulte, y compris dans les plus hautes sphères, est devenue un sinistre spectacle quasi quotidien. 

Désormais, chacun peut donner de la voix. Prendre parti. Publier son avis. Proclamer à haut cris. En un sens, c’est une chance. Un sens, oui, mais lequel ?…  Tout dépend.

“Jamais l’humanité n’a autant pris la parole. Tout le monde s’exprime, s’étale, se lâche, se fâche. Partout, ça parle. Mais est-ce que ça s’écoute ? Est-ce que pour autant, on se parle ? Qu’est ce qui se joue ? Et qu’est ce qui se dit ? Désormais, chacun peut donner de la voix. Prendre parti. Publier son avis. Proclamer à haut cris. En un sens, c’est une chance. Un sens, oui, mais lequel ?…  Tout dépend. Qui parle. Pour dire quoi. Au nom de quoi. À qui. Comment. Pour quoi.”

Voilà quelques-unes des questions que pose Gérald Garutti, fondateur du centre des Arts de la parole, dans son remarquable essai, Il faut voir comme on se parle (Actes Sud). Ses interrogations résonnent, et raisonnent, comme jamais à l’heure de ChatGPT, des réseaux (a)sociaux, de la cancel culture et du wokisme

Un  art de construction

Il devient vital de retrouver une parole juste et ajustée, responsable et qui engage, qui résiste aux tentations d’humiliation, de domination, de manipulation… Une parole qui écoute et relie, qui se sait et se vit comme art de construction plus que comme dérisoire jeu oratoire. Justement, Gérald Garutti ne se contente pas de déplorer, il propose et pose les conditions d’une parole juste et les fondements d’une forme d’humanisme de la parole qu’il serait bon de (re)mettre entre toutes les mains. Il distingue quatre forme de justesse de la parole : envers soi, envers l’autre, justesse en principes et en actes. Ce qui lui confère deux modalités distinctes : la parole comme relation juste — à soi et à l’autre ; et la parole comme action juste — dans sa conception et sa réalisation. 

Comment avons-nous pu oublier à quel point la parole fonde l’humanité ? Elle mobilise tout l’être, engage la responsabilité, suppose l’authenticité, exige la maîtrise, demande du courage. Garutti rappelle que la parole relie, et donc présuppose l’autre, l’éthique, la considération, la reconnaissance. Elle requiert l’écoute, l’attention, la compréhension, nécessite l’échange, la réciprocité, la relation. Une parole juste en principes mobilise la conscience, l’intelligence, le discernement, la vigilance, la lucidité, mais aussi un sens, une direction, avec précision, finesse, subtilité et esprit de complexité. Elle supporte la mise à distance, la critique, l’humour. Enfin, la parole juste en actes passe par la présence, l’engagement, l’ancrage, le contact, et cela demande du temps, du travail, de l’élaboration…

Parmi les enjeux d’humanité et les défis culturels et politiques d’aujourd’hui se trouve en premier lieu celui de réapprendre la parole. Une parole incarnée, durable, qui élève et se cultive dans le sillon du beau, du bien, du vrai, du bon. Pour servir la Vérité qui, sans cesse, nous cherche malgré les ronces de nos humaines faiblesses et médiocrités. 

Pratique :

Gérald Garutti, Il faut voir comme on se parle (Actes Sud), 2023, 160 pages, 12,50€

Tags:
disputeSociété
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