Il arrive parfois des méprises cocasses. C’est ainsi qu’en 1845, la franc-maçonnerie remit sa médaille d’or à “une fille admirable”, ce qu’elle était en effet. Cette “honnête ouvrière”, d’âge déjà bien avancé pour l’époque puisque, née le 25 octobre 1791, elle avait largement passé la cinquantaine, s’acharnait, quasi sans moyen, depuis des années déjà, “à débarrasser nos rues du fléau de la mendicité”.
L’abandon des indigents
Saint-Servan, près de Saint-Malo, 1835. Jeanne Jugan, une domestique, vient, grâce à un très modeste héritage, de s’installer dans un petit appartement de la rue du Centre avec une amie plus âgée, comme elle célibataire. Ces deux “vieilles filles” très pieuses partagent leur temps entre la prière et les œuvres de charité. Bien qu’elles soient pauvres et sans aucune assurance de l’avenir, et qu’elles n’ont, c’est alors le sort commun, que leur rude travail pour leur assurer de quoi vivre, elles donnent tout ce qu’elles peuvent à plus défavorisé qu’elles.
Dieu sait qu’en ce domaine, il y a de quoi faire. Dans ce coin de Bretagne comme partout ailleurs en France, la misère est immense, endémique, impossible à éradiquer. La Révolution a détruit toutes les structures caritatives mises en place par l’Église au fil des siècles qui prenaient en charge l’inépuisable cortège des détresses humaines et rien n’est venu les remplacer. En dépouillant le clergé de ses biens, et les accords concordataires ne lui fournissant pas de revenus suffisants, de près ou de loin, pour recommencer ses charités, les indigents, toutes catégories confondues, se trouvent abandonnés à eux-mêmes : vieillards, infirmes, malades, orphelins, sans ressources, n’ont plus pour survivre que le vol, la mendicité, la prostitution, “ces fléaux” contre lesquels l’État qui ne veut ni peut lutter, ne connaît que répression, prison, maisons de correction. Leur seul soulagement vient d’œuvres catholiques en train de se relever lentement telles les filles de la Charité de saint Vincent de Paul ou d’initiatives individuelles courageuses mais insuffisantes, d’ailleurs souvent attaquées tant par les autorités que par les bonnes âmes qui ne font pas le bien mais critiquent et dénigrent ceux qui le font à leur place, bouleversées des souffrances de leur prochain.
Une “petite bonne femme” dans les bras
Tel a été le cas de Mlle Jugan lorsqu’elle a découvert la vieille Anne Chauvin, veuve sans famille, aveugle, paralytique, abandonnée dans un galetas, où elle meurt de faim, de froid, de solitude, incapable de subvenir à ses besoins. Alors que l’appartement que Mlle Jugan partage n’est pas grand, sa colocataire a la surprise de la voir rentrer un soir, “une petite bonne femme” dans les bras : la mère Chauvin qu’elle n’a pu se résoudre à abandonner à son triste sort et ramenée chez elle, la couchant dans son propre lit ; peu après, une seconde vieillarde vient rejoindre la première, inaugurant une interminable série de personnes âgées sans soutien auxquelles “la grande Jugan” et ses compagnes assureront, avec un quotidien décent, quoique matériellement réduit au strict nécessaire, les secours moraux et spirituels qui leur permettront de finir leurs jours dignement, entourées de consolations religieuses trop oubliées dans la France post-révolutionnaire. Ainsi naît ce qui deviendra la Congrégation des Petites Sœurs des Pauvres qui, très vite, essaimera dans la France puis le monde entier, soulageant partout ces vieux qui, n’ayant plus de valeur économique sur le marché du travail, ne méritent plus attention.
Chercheuse de pain
Ce n’est pas cet aspect moral qui frappe les contemporains, largement indifférents mais la mission de salubrité publique : quoi de plus démoralisant que cet étalage au coin des rues de mendiants et d’infirmes, de gamines réduites à vendre leurs charmes et de gosses transformés en voleurs ? Si des bons chrétiens leur mettent un toit sur la tête, les éduquent, les soignent, les nourrissent, leur donnent du travail, la société sera débarrassée de cette crapule qui lui était à charge. En quoi Mlle Jugan, et quelques autres ailleurs en France qui se dévouent aux déshérités ont bien mérité de la patrie et de l’humanité. Ce qu’il leur en coûte et pourquoi ils le font, peu importe !
Qui veut savoir que Mlle Jugan, femme fière pourtant, en bonne Bretonne qu’elle est, se fait chaque jour “chercheuse de pain”, autrement dit mendiante, pour trouver de quoi manger et se chauffer à ses petites bonnes femmes et bientôt à ses petits bonshommes ? Plus tard, Jeanne dira aux jeunes de la communauté, en les formant à cette éreintante tâche de quêteuse : “Cela vous coûtera, et cela me coûtait mais je le faisais pour le Bon Dieu et pour ses pauvres” et pour aucune autre raison, car la seule raison d’accepter de se laisser “greffer sur la croix”, selon une autre de ses formules, c’est d’aimer assez le Christ pour vouloir s’y coucher avec Lui. Voilà une vérité que Jeanne vivra jusqu’à son dernier jour, surtout après avoir été dépouillée de son rôle et de son rang de fondatrice par un prêtre qui s’emparera de son œuvre et l’en écartera pour s’en arroger tout le mérite. En attendant, l’action de Jeanne Jugan attire l’attention, bien au-delà de Saint-Servan, de sorte qu’en 1844, sur recommandation des autorités locales, elle obtient le premier prix Montyon de l’Académie française, destiné à récompenser une initiative privée intéressant le bien commun et l’intérêt général, très grosse somme de 3000 francs or, qui lui permettra de solder les ultimes travaux de l’hôpital de la Croix qu’elle a restauré.
L’or des francs-maçons
La presse à Paris comme en province va faire grand bruit autour de la récipiendaire et son œuvre, lui donnant une notoriété qui gagnera l’Angleterre. Si l’on parle beaucoup de sa réussite, du nombre de vieillards recueillis et secourus, l’on insiste beaucoup moins sur les motivations spirituelles de Mlle Jugan qui, au demeurant, n’a pas encore, et n’aura de sitôt de statut religieux canoniquement valide. C’est pour cette raison que l’on peut ne pas comprendre qu’il s’agit d’une œuvre catholique, travaillant avec la bénédiction de l’Église et même s’imaginer avoir affaire à une laïque célibataire charitable mue par la seule philanthropie d’autant plus méritoire qu’elle sort d’un milieu très modeste. Voilà ce que concluront les membres d’une loge maçonnique qui tiendront à récompenser cette soeur en fraternité humaine et lui feront remettre une très grosse médaille en or.
Lorsque Jeanne apprendra ce qu’est la franc-maçonnerie, elle ne refusera pas pour autant le cadeau. L’or servira à confectionner un superbe calice pour la chapelle de l’hospice. Car l’homme et les pauvres ne vivent pas seulement du pain quotidien de cette terre, mais aussi et d’abord de celui du Ciel.