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Le dernier livre de Rémi Brague, À chacun selon ses besoins (Flammarion), aurait pu s’appeler “Traité de la providence”. L’académicien, membre de l’Institut des sciences morales et politiques, ne l’a pas voulu. Non seulement la vision chrétienne de la providence n’est plus connue, mais l’idée moderne de providence a renversé tout son sens en y voyant une intervention divine dans la nature des choses ou dans le cours des événements, ce qui est le contraire du dessein de Dieu. Explications.
Aleteia : Dans le sens courant, la providence divine est une sorte de puissance magique qui intervient dans le cours de nos existences pour corriger nos imperfections ou nos échecs. Dieu viendrait en quelque sorte “rétablir la situation”. Rien de plus faux, dites-vous. Pourquoi ?
Rémi Brague : J’ai voulu exorciser l’image naïve d’une puissance qui réparerait nos bêtises, du dehors. Puisque vous qualifiez cette puissance de “magique”, quelques mots sur la magie. Elle n’a rien à voir avec la religion, dont on la rapproche souvent. Elle prétend en effet mettre la puissance divine au service de nos objectifs à nous : santé, richesse, bonheur, etc. Ces buts sont les mêmes que ceux de la technique. Sur ce point, la magie ressemble à la technique, avec cette différence qu’elle n’est pas efficace, alors que la technique nous permet effectivement d’atteindre nos fins.
La religion nous fait voir le but ultime, qui est de partager la sainteté qui caractérise Dieu et que celui-ci nous propose.
La religion, elle, commence par nous demander de changer d’objectifs. Elle relativise notre demande de bonheur, fort légitime dans son ordre, à l’exigence de perfection morale. Elle nous fait voir le but ultime, qui est de partager la sainteté qui caractérise Dieu et que celui-ci nous propose.
Peut-on dire que cette vision moderne de la providence est l’effet d’une fausse conception de Dieu ? Celui-ci serait une sorte de démiurge qui conditionne la liberté de l’homme. D’où ce refus de Dieu qui nous aliène ou son instrumentalisation pour contraindre les mécréants. Vous montrez que la conception de Dieu qu’avaient les Anciens est beaucoup plus subtile !
Effectivement, nous sommes constamment tentés de nous imaginer Dieu comme un rival. Il nous empêcherait d’être libres. Ce serait Lui ou nous. D’où le slogan “ni Dieu ni maître” qui commence par assimiler sottement Dieu à un maître. Certes, on l’appelle “Le Seigneur”. Et on est tenté d’y voir la projection de notre rêve infantile de toute-puissance. Si l’on en reste là, on aura envie de l’aider pour ainsi dire à prendre le pouvoir. On se verra alors comme le “parti de Dieu” chargé de contraindre, par la ruse ou par la violence, son prochain à l’accepter. On oublie par-là que, dès l’ancienne Alliance, Dieu se présente, dans la première parole du Décalogue (Ex, 20, 2), comme celui qui libère le peuple de la captivité d’Égypte. Et dans le christianisme, le Christ, le dernier mot de Dieu — les théologiens disent “le Verbe” — prend figure d’esclave (Ph, 2, 8). C’est en effet plus subtil, et même, pour beaucoup, paradoxal.
Méditer sur la providence revient donc à méditer sur la liberté de l’homme. En écrivant que “Dieu donne à chacun selon ses besoins”, voulez-vous dire que Dieu donne à l’homme les moyens d’être libre pour affronter les difficultés de la vie ? Est-ce cela la providence ?
Dans mon titre, que j’ai emprunté avec un sourire à la définition de la société communiste parfaite, “chacun” ne veut pas dire seulement “tout homme”. Cette règle vaut pour toute créature, depuis le plus humble brin d’herbe. À chaque niveau, pierre, plante, animal, etc., la créature a reçu de quoi atteindre son bien. Ce bien n’est pas le même, il dépend du niveau où elle se trouve. Et ce bien, la créature peut l’atteindre à sa façon, par ses propres moyens. L’homme représente un cas particulier. Pour affronter les difficultés de la vie, l’humanité, prise dans sa totalité et sur tout le parcours de son histoire, même future, a de quoi se débrouiller. Mais, depuis le péché originel, la liberté humaine est paralysée. L’humanité sait très bien ce qu’elle devrait faire, car toutes les morales redisent les règles banales qui permettent sa survie et sa pleine humanisation. Seulement, voilà, elle n’arrive pas à le faire, ni même à en vouloir vraiment les moyens. La liberté humaine a besoin d’être elle-même libérée. C’est à ce niveau que la providence doit prendre les grands moyens. Elle devient une économie du salut qui passe par l’Alliance de Dieu avec l’humanité et, pour les chrétiens, culmine dans l’Incarnation, la Croix et la Résurrection du Fils.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.
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