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“L’air hébété, la gaucherie, les habitudes crasseuses, la sotte vanité”: voici les qualités que Chateaubriand attribue aux gens de lettres de sa génération afin de mieux montrer à quel point il n’est pas comme eux. Si Chateaubriand n’est pas comme ces débraillés, ces publicains et ces pécheurs, c’est grâce aux voyages et à la politique, dit-il en substance. L’implication dans le monde aura délivré l’enchanteur du syndrome du plumitif mal tenu. L’écrivain négligé est une figure constante de l’humanité, du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours et depuis Flaccus Horatius jusqu’à François Villon.
Deux familles d’écrivains
Une première idée devrait nous intéresser : pourquoi donc ceux qui font profession de célébrer la beauté du monde par la poésie ou la littérature sont-ils si souvent mal fagotés dans leur aspect physique et crasseux aussi dans leur propre cœur ? Chateaubriand ne répond pas. Il ne se sent pas concerné. Laissons ce mystère pour en regarder un autre, qui est la dichotomie entre deux familles d’écrivains, ceux qui ratissent large et ceux qui forent profond.
Les écrivains des profondeurs ont en partage un amour passionné de leurs premières années.
Ceux qui ratissent large, comme Hemingway ou Kessel, ou encore Malraux, ont besoin d’aventures concrètes pour nourrir leur inspiration. Ils traduisent en littérature des expériences extérieures fortes qui sont des voyages ou des guerres. Laissés à eux-mêmes dans une chambre, ils ne produisent rien. Les continents se les renvoient comme des balles de tennis. Aussitôt quelque part, ils leur faut d’urgence partir ailleurs. Alors seulement ils nous donner de grands livres rédigés à la hâte sur des tables de bar. Curieusement, ces écrivains qui ratissent large et traversent les mers ont en commun de ne pas aimer leur enfance. Ils ont besoin de s’en divertir, comme dirait Pascal. Ils refusent d’en parler. À l’opposé, les écrivains qui forent profond, Proust ou Barrès, par exemple, nourrissent leur inspiration par l’introspection. Les continents que Marcel Proust explore pour notre bonheur sont cantonnés à sa propre personne. On ne voit guère de voyage la Recherche du temps perdu, qui cependant est un monde aussi riche, et davantage, que toute l’Asie vue par Malraux. Les écrivains des profondeurs ont en partage un amour passionné de leurs premières années. C’est peu de dire que Proust idolâtrait son enfance, comme aussi Mauriac, qui ne voyageait pas beaucoup.
Augustin et Jean-Jacques
Chateaubriand montre par son œuvre qu’il est un cas à part, à la fois l’écrivain des profondeurs et celui des voyages. Il tient ensemble les deux idéaux : les racines bretonnes et l’Amérique, la poésie de Combourg et la fièvre des projets politiques. Il a écrit de grands livres d’aventure qui sont aussi une célébration de la vie intérieure. Cette complexité est satisfaite d’elle-même, mais elle n’a rien de “crasseux”. Quel bonheur pour le lecteur !
Voilà un singulier génie qui rapproche aussi deux auteurs que nous lisons encore et qui semblent n’avoir rien en commun : saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau. Tous deux, l’homme de l’Antiquité et le philosophe des Lumières, le converti au Christ et le déiste, se sont un certain soir décidés à écrire à la première personne un livre auquel ils ont donné le même titre : les Confessions. Deux livres de sédentaires qui ont beaucoup voyagé. L’un et l’autre prétendaient ne rien cacher. Ils racontent à certains moments la même histoire : à quinze siècles d’intervalle, ils décrivent avec attendrissement le jour où ils ont chapardé des fruits dans un verger. Mais ils ne poursuivent pas le même but : Augustin cherche Dieu et Jean-Jacques est en quête de lui-même. Faisons un rêve : au Paradis, nous assistons à une conversation entre Augustin et Rousseau qui se sont retrouvés. À force de frapper, Jean-Jacques a vu la porte s’ouvrir. Jésus l’a pris dans ses bras et il a cessé de se débattre.