Le meilleur moyen de résister à la désespérance aiguillonnée par un présent où tout semble aller de mal en pis est peut-être la mémoire, surtout quand il s’agit de l’Église. Certes, la déchristianisation de l’Occident, chiffrée par les sociologues qui enregistrent la baisse de la pratique religieuse, est aussi indéniable que le réchauffement climatique mesuré par les météorologistes. Pour ne rien arranger, la menace ne vient pas seulement du dehors, mais aussi de l’intérieur : l’institution est déconsidérée par des scandales d’abus cléricaux, et il y a même des cardinaux qui critiquent le Pape. Pourtant, avant de décider que la route, puisqu’elle tournicote, cahote et désoriente, est en train de se perdre dans un paysage sans horizon, on pourrait jeter un coup d’œil dans le rétroviseur, sans avoir à chercher si loin en arrière.
L’incroyance : cause ou résultat de la déchristianisation ?
On sait que l’Église a traversé des épreuves au moins aussi rudes que celles d’aujourd’hui : persécutions jusqu’au IVe siècle, puis poussées de “barbares” païens et ensuite de l’islam (jusqu’au dernier échec des Turcs devant la capitale autrichienne en 1683), divisions (engendrées par des hérésies et des instrumentalisations de la foi), tentatives de marginalisation, voire d’éradication à l’ère des révolutions et des idéologies athées et totalitaires… Cet argument est néanmoins fragile : les coups plus indirects portés presque négligemment de nos jours par l’indifférence, qui condamne à l’insignifiance, ne risquent-ils pas d’être finalement plus mortels que l’hostilité systémique qui rend fécond le martyre ?
On peut bien sûr relever que, d’après les statistiques du Vatican, la proportion de catholiques dans le monde reste stable et est même en légère augmentation (environ 18% de la population). Le recul en Europe, aux Amériques et en Océanie est compensé par le nombre des baptêmes et ordinations sacerdotales en Afrique et en Asie. Cet instantané quantitatif peut rassurer à moindres frais. Mais il est probablement plus instructif d’analyser les raisons du reflux en Occident. On l’attribue d’ordinaire à la montée de l’incroyance. C’est un peu court, car on a là le résultat et non la cause. On peut à l’inverse (si l’on ne craint pas d’aller à contre-courant) pointer aussi, et peut-être même plus haut en amont, des avancées spirituelles.
Progrès et libération du “moi”
Il est incontestable que “le Progrès” a influé sur les conditions de l’adhésion de foi. La sécurité et même le confort au quotidien, apportés par l’essor des sciences et des technologies, ont refoulé les angoisses métaphysiques dues à la précarité de l’existence. Et le développement de l’instruction et de la démocratie a inspiré une plus grande autonomie intellectuelle. C’est ainsi qu’on est passé, puisque la religion n’est jamais “hors sol”, d’un christianisme sociologique (c’est-à-dire par conformisme, sous l’influence de la culture dominante) à l’engagement personnel (par choix individuel, libre et même facultatif).
Si l’Église a dénoncé le “modernisme” qui évacue toute transcendance, elle n’a pas du tout découragé l’intériorisation de la relation avec Dieu.
Cependant, il est à remarquer que, si l’Église a dénoncé le “modernisme” qui évacue toute transcendance, elle n’a pas du tout découragé l’intériorisation de la relation avec Dieu, l’introspection et l’investissement affectif non seulement dans la méditation contemplative, mais encore dans la pratique rituelle et sacramentelle, ainsi que dans le témoignage et dans les œuvres de charité “horizontale”. L’audience d’un John Henry Newman, au XIXe siècle et au-delà, au Royaume-Uni mais aussi dans toute la “chrétienté”, est à cet égard exemplaire : dans une formule célèbre au début de l’autobiographie où il se justifie (son Apologia pro Vita Sua), il place son “moi” avant son Créateur (Myself and my Creator) !
L’avènement de la spiritualité et le retour de la Bible
Cet égocentrisme est typique du romantisme qui prévaut alors, et il persiste au XXe siècle plus matérialiste, comme grain de folie compensatoire. Et les chrétiens n’en sont pas exempts, car cela rejoint une aspiration inhérente à la foi : l’expérience directe de Dieu, qui est le but du moyen préconisé pour tous par l’Église, à savoir l’ascèse — du grec askesis : les exercices de piété formelle. Ce n’est pas que des privations, sacrifices et pénitences, mais d’abord la pratique sacramentelle, la liturgie, les prières lues ou récitées, les retraites et pèlerinages, etc. : tout ce qui peut introduire au mystère divin et donc être dit mystique. Mais la difficulté est que l’assiduité ascétique s’avère ne pas garantir pas automatiquement l’exaltation mystique.
C’est ainsi néanmoins que, dans le lexique religieux, apparaît le mot “spiritualité”. Peu utilisé jusque-là, il illustre l’importance désormais reconnue au “vécu” intime, authentique et sincère du croyant. Et cet avènement accompagne d’autres (re)découvertes : en premier lieu la Bible (Ancien Testament compris), jusque-là déconseillée aux simples fidèles puisque les protestants l’invoquaient contre la Tradition. Or la crise moderniste autour de 1.900 montre qu’on ne peut pas laisser l’exégèse historico-critique disséquer, sous le scalpel d’une science qui exclut Dieu a priori, les textes sacrés comme s’ils étaient lettre morte.
Renouveaux théologique et liturgique
Cette “rebiblicisation” conduit encore à refonder la théologie sur l’accueil des livres saints dans le contexte culturel ambiant, sans partir d’une philosophie néoscolastique déclarée pérenne, mais en fait assez éloignée de la pensée de saint Thomas d’Aquin, qui était enracinée dans les Écritures et ouverte aux débats de son temps. Cette démarche reprend celle des Pères de l’Église de la fin de l’Antiquité, eux aussi réédités et étudiés.
Être chrétien a désormais le coût d’une différence assumée.
Cependant, le retour à la Parole vivante de Dieu a deux autres retombées majeures. D’une part un respect restauré, après des siècles de mépris, pour le judaïsme qui continue de vivre du Tanakh (la Loi et les Prophètes) que Jésus n’est pas venu abolir (Mt 5, 17), tandis que Dieu n’a pas rejeté Israël (Rm 11, 2). D’autre part les réformes liturgiques (consécutives non pas au seul concile Vatican II, mais aux renouveaux qui l’ont précédé) font la part belle à toute l’Histoire sainte, qui rappelle que c’est Dieu qui parle le premier et qu’il donne même les mots pour lui répondre. Ces mises à jour manifestent également que la Tradition n’est pas un immobilisme et que, dans la logique même de l’Incarnation, la langue et les signes doivent être non moins compréhensibles que fidèles à ce que Dieu dit et accomplit.
Retrouver un catholicisme populaire
Tout cela fait beaucoup de changements. Le principal est que le conformisme est à présent honni, en raison non pas tant de la sécularisation que d’approfondissements de la foi qui requièrent davantage d’implication personnelle. Il n’y a donc aucun regret ni complexe à nourrir : la régression est l’effet d’une progression ou du moins d’une intensification ; elle est quantitative et non qualitative. Sans doute faudra-t-il encore du temps pour que les (re)découvertes du XXe siècle soient assimilées, partagées, et portent du fruit.
Reste qu’être chrétien a désormais le coût d’une différence assumée. Ce qui expose à deux tentations opposées. L’une est de s’imaginer constituer une élite. L’autre est le syndrome du “dernier des Mohicans” (persuadé d’être sans postérité). Le remède est sans doute de rendre à nouveau possible un catholicisme populaire. Cela ne se décrète pas et ne s’achète pas non plus au prix de campagnes publicitaires. Peut-être suffirait-il que les chrétiens saisissent que l’intériorisation de la foi ne consiste pas à exhiber des états d’âme, mais leur donne la force de se montrer sereinement et enviablement libres et disponibles parce que fidèles ?