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Il est encore là, sans l’être vraiment. C’est en 1992 que l’infirmière suisse Rosette Poletti, théorise ce qu’elle nomme le “deuil blanc“. La personne est toujours vivante, mais n’est plus celle que l’on a connue. “Une situation très douloureuse, estime le Dr Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre et membre du département de recherche d’éthique biomédicale du Collège des Bernardins. Les proches du malade concerné sont entraînés violemment dans un deuil qui ne dit pas son nom. Il faut faire le deuil d’une personne qui est toujours vivante, en renonçant non seulement à l’être aimé mais aussi de la vie qu’on menait jusqu’alors, des projets qu’on avait en commun et de tout ce qu’il faut reconstruire à travers cette nouvelle donne qu’est le deuil blanc”.
Un deuil qui se vit par anticipation
Le deuil blanc entraîne un long moment de délitement de la relation, qui peut durer de nombreuses années. Le décès, quand il advient, “peut apporter une forme de soulagement bien sûr, souligne la psychiatre. Le deuil blanc est un véritable deuil qui se vit par anticipation et ce soulagement est tout à fait légitime. Il est absolument nécessaire de déculpabiliser les aidants autour de cette forme de remords”. Le deuil blanc peut, au moins partiellement, suivre les étapes que décrit Elisabeth Kübler-Ross, psychiatre pionnière des soins palliatifs. “La colère au moment de l’annonce du diagnostic, le marchandage, la dépression et enfin, l’acceptation sont autant d’étapes qui peuvent se succéder en une même journée, estime le Dr Lefebvre des Noëttes. Il faut comprendre qu’encore plus que dans le deuil qui voit la personne mourir, le deuil blanc s’accompagne d’une mort sociétale, affective et cognitive”.
C’est ce que vit Lina, face à son oncle qui souffre aujourd’hui de troubles cognitifs et neurologiques déclenchés par un alcoolisme au long cours. La maladie a endommagé l’hippocampe, qui est la partie du cerveau qui a trait à la cognition, la mémoire, l’apprentissage et le repérage dans l’espace. “C’est irréversible, témoigne-t-elle. À 73 ans, il a été admis il y a quelques mois dans un établissement spécialisé. Il souffre, depuis, de démence et est devenu complètement dépendant”. Un deuil blanc douloureux pour ses proches, qui se souviennent d’un homme d’affaires brillant et très actif.
“Le plus dur, c’était de faire le deuil de tous nos projets.”
Marie*, elle, a perdu sa mère il y a quelques mois, après une longue maladie neurodégénérative de type Alzheimer mais qui n’a jamais été diagnostiquée et qui a duré un peu plus de sept ans. “Maman est passée de symptômes psychologiques, comme des sautes d’humeur et de l’agressivité, à la perte quasi-totale de ses capacités motrices. Ses dernières années, elle était dans un état d’absence totale, avec quelques moments de lucidité dans la journée, sans être pour autant en capacité de communiquer. Je ne me suis pas tout de suite rendu compte que je vivais un deuil blanc, même si le choc a été très violent quand j’ai compris que le principe d’une maladie neurodégénérative induisait que tout ce qu’elle était en train de perdre ne reviendrait plus jamais”. Émue, Marie se rappelle de ces longues années à accompagner, et à perdre sa maman. “Le plus dur, c’était de faire le deuil de tous nos projets. Ma mère était encore vivante quand je me suis mariée et quand je suis tombée enceinte, mais mentalement, elle était déjà partie. Elle n’a jamais été la grand-mère que je désirais pour mes enfants, et je n’ai rien pu partager de ces grandes étapes de ma vie avec elle, alors même qu’elle était encore là”.
Aider les aidants
Si l’on parle du deuil blanc à propos de l’entourage d’un malade, peut-on soi-même y être confronté, pour soi, à l’annonce d’un diagnostic qui met un malade face à la perspective de la perte de ses facultés neurologiques ? “La question se pose, réfléchit la psychiatre. C’est le cas, par exemple, de la maladie de Charcot, ou Sclérose Latérale Amyotrophique (SLA). Le malade, lorsqu’on lui annonce le mal qui l’atteint, est souvent assez jeune, puisque la SLA se déclare en général entre 45 et 65 ans. La révolte est souvent immédiate face à la violence inouïe de l’évolution clinique de la malade : le corps se paralyse, alors que l’esprit demeure sain. Seul l’amour, alors, sauve les malades et leur permet de retrouver le goût de vivre”.
Les malades d’Alzheimer sont quant à eux confrontés à un autre phénomène : l’anosognosie, “c’est-à-dire une prise de conscience amoindrie, ou absente, des troubles liés à la maladie. Le malade, alors, ne se reconnaît pas malade. Il faut savoir que contrairement à ce que l’on pense, souligne le Dr Lefebvre des Noëttes, le déni n’est pas nécessairement un mal : c’est un mécanisme de protection du cerveau qui a une véritable valeur thérapeutique, quoiqu’involontaire”.
“L’expression ‘faire son deuil’ est très agaçante, souligne ainsi la psychiatre. Elle insinue qu’il existe des critères ou une procédure à suivre. Le deuil est un processus proche de la dépression qui peut aller jusqu’à la perte de l’envie de vivre”. Le deuil, comme le deuil blanc nécessitent du temps et des allers-retours entre les larmes et la consolation, jusqu’au jour où l’on se rend compte qu’on ne pleure plus à la seule évocation de l’être aimé. “Il est impératif que les aidants apprennent à se faire aider, martèle le Dr Lefebvre des Noëttes. Ils ne sont pas les seuls à pouvoir accompagner leur proche malade : eux aussi doivent se faire accompagner sur un plan psychologique, psychiatrique et spirituel”.
Pour aller plus loin
Mourir sur ordonnance ou être accompagné jusqu’au bout ? Véronique Lefebvre des Noëttes, Le Rocher, 328 pages, 18,90 euros.
Vieillir n’est pas un crime ! Véronique Lefebvre des Noëttes, Le Rocher, 281 pages, 19,90 euros.