Une vie est le titre d’un film actuellement sur les écrans. Il relate une histoire vraie. Nous sommes à Prague en 1938. La capitale de la Tchécoslovaquie est sur le point de tomber aux mains de l’envahisseur hitlérien. La paix de Munich n’aura été qu’un chiffon de papier. Et ceux qui y ont cru, des nigauds ou des imbéciles. L’ogre nazi a planifié d’autres dévorations. La Seconde Guerre mondiale est imminente. À Londres, un banquier de 29 ans pense à sauver les réfugiés, principalement juifs, qui ont fui l’invasion nazie à Prague. Écoutant sa conscience, Nicholas Winton se met en quatre pour organiser le rapatriement en Angleterre, dans des familles d’accueil, d’enfants juifs menacés d’extermination. 669 survivront ainsi. Longtemps après, en 1988, la BBC révèle cette histoire restée méconnue. Dans le public sur le plateau de l’émission, se trouvent des survivants. Ils ont pu atteindre l’âge adulte grâce à leur sauvetage par Nicholas Winton, dit “Nicky”. Leurs retrouvailles bouleversent dix millions de téléspectateurs avant de soulever l’admiration et la gratitude de toute la nation britannique.
Ceux qui restaurent l’équilibre du monde
Ce film m’a tiré des larmes comme à beaucoup d’autres spectateurs. Le rôle-titre est magistralement joué par un Anthony Hopkins au sommet de son talent. Mais l’important est peut-être ailleurs. S’émouvoir est une réaction naturelle face à l’humanité de cet homme ramant à contre-courant du déferlement de violence, de lâcheté et d’indifférence à l’époque. Un proverbe juif dit : “Qui sauve une seule vie, sauve le monde.” Or, il est moins naturel de se demander ce qu’on aurait fait soi-même en de pareilles circonstances. Pas seulement dans l’absolu, mais dans la chair vive de notre histoire présente. Dans la nôtre, personnelle, familiale et sociale. Dans celle du monde, paradoxalement si proche par tous nos écrans tactiles et en même temps si lointain, si compliqué, si fatiguant pour nos âmes avides de tranquillité, rassasiées, peut-être trop, de confort matériel et d’assurances “tous risques”.
En ce moment en Ukraine, en Russie, en Israël, en Palestine, à Haïti, en Iran, dans la région des Grands Lacs en Afrique, et ailleurs encore, des hommes et des femmes, discrètement à instar de “Nicky”, restaurent l’équilibre du monde, en opposant librement leur humanité à la barbarie.
Personne — y compris moi — ne peut jurer pouvoir faire aujourd’hui ce qu’a fait hier Nicholas Winton. Pourtant en ce moment en Ukraine, en Russie, en Israël, en Palestine, à Haïti, en Iran, dans la région des Grands Lacs en Afrique, et ailleurs encore, des hommes et des femmes, discrètement à instar de “Nicky”, restaurent l’équilibre du monde, en opposant librement leur humanité à la barbarie. Cette réalité devrait nous instruire sur les facultés de dépassement de l’être humain quand il est capable de dépasser la frontière de son nombril pour sauver autrui.
Endosser la souffrance de l’autre
Plus de 70 ans de paix sur le sol français et européen ont certainement amidonné nos raisons de vivre et d’espérer. Celles-ci se sont beaucoup rétrécies, se limitant aux préoccupations de nos egos ou de nos intérêts nationaux. Nos vies spirituelles aussi se sont étriquées et habituées à réciter des credo hors-sol, déconnectés de la vie du monde, sauf pour la maudire quand elle s’émancipe de nos tables de la loi. Ce faisant, on nie la foi en l’Esprit de Pentecôte : “Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va.” À force de surplomber le monde pour dénoncer ses errements, de vanter et défendre des normes morales contournables également par nous, nous ne discernons plus l’Esprit à l’œuvre chez beaucoup de nos contemporains : dans leur empathie pour des femmes violées et contraintes d’avorter, pour des personnes englouties dans une souffrance abyssale et suppliant de mourir, pour des victimes de l’oppression, de la guerre et des persécutions… Ces hommes et ces femmes-là témoignent d’un manque qui nous creuse cruellement : l’empathie, c’est-à-dire non pas la capacité de pleurer par élan de sympathie ou d’admiration, mais savoir endosser la souffrance de l’autre. Pouvoir la porter sur son dos, comme une croix. Et puis, agir par un pur sentiment d’humanité.
Le signe de la liberté spirituelle
“Tout ce qui n’est pas manifestement impossible est possible. Il faut seulement s’appliquer et faire preuve de détermination” expliquait Nicholas Winton, décédé en 2015 à l’âge de 106 ans. Étant agnostique, il avait subordonné son action à l’éthique, non à une religion. Il n’empêche ! Son témoignage est une formidable leçon d’empathie. Une interpellation pour nous maintenant : et toi que fais-tu, si par malheur, on traque, on persécute, on tue devant ta porte ?
Pour un chrétien, l’empathie est, je crois, le signe paroxystique de sa liberté spirituelle. Cette liberté radicale est une réponse à celle du Christ se donnant par amour. Pas par esprit de sacrifice. Mais par amour de Dieu et de l’humanité. Pas pour sauver une morale, une tradition ou un temple. Mais pour sauver l’homme contre lui-même. En lui montrant, aux heures les plus fatidiques, jusqu’où un homme, une femme, conscient d’être enfant de Dieu, peut aller pour le libérer de ses chaînes et de ses clous.
Pratique