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Quand les hommes ruminent

Les taureaux, de Paulus Potter

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Les taureaux, de Paulus Potter, 1647.

Jean-François Thomas, sj - publié le 01/02/20

Si la lente rumination de la Parole est la marque du sage, la rumination du passé, des mauvais sentiments ou des pensées tristes est une prison.

Le spectacle bucolique des vaches paisibles ruminant sans se lasser dans les champs ne nous révèle rien de leur vie intérieure. Elles ne semblent pas être tiraillée par des questions métaphysiques et elles portent sur le monde un regard égal et mouillé. Le bœuf de la crèche lui-même n’a pas cessé sa mastication en présence du Sauveur qu’il réchauffa de la vapeur de ses naseaux. Bienheureux bovins dont la rumination n’est jamais pour le mal mais toujours pour répondre à l’ordre naturel voulu par le Créateur !

Bonne et mauvaise ruminations

Il n’en est pas de même avec les hommes qui, eux aussi ruminent, mais rarement pour la noble cause. Pourtant, dès l’origine de l’alliance entre Dieu et son peuple, la rumination tient une large place, ceci dans les interdits alimentaires. Le Lévitique ouvre la danse en rapportant cet ordre : « Tout ce qui a l’ongle fendu et qui rumine parmi les bêtes, vous en mangerez. Pour tout ce qui rumine et qui a un ongle, mais qui ne l’a pas fendu, comme le chameau et tous les autres, vous n’en mangerez point, et vous le compterez parmi les bêtes impures » (XI, 3-4). Il existe donc une bonne et une mauvaise ruminations, l’une qui conduit à l’accroissement de la vertu, l’autre qui égare dans le péché.


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Si nous entendons par rumination le goût pris à méditer la Parole de Dieu, à y revenir sans cesse, à en dégager toutes les saveurs, alors nous sommes sur la voie nous permettant de rejoindre la félicité de nos sœurs les vaches. En revanche, si nous passons notre vie à ruminer, à ressasser, dans la crainte ou dans le regret, ce qui est passé, ce qui devrait advenir, nous tombons dans un cercle vicieux qui n’appartient plus à la réalité, mais au pur produit de l’imagination. Combien de personnes s’accrochent tenacement à ce type de macération, flattant pendant parfois toute une vie, des sentiments de revanche, de jalousie, de vengeance… Certaines construisent toute leur existence de cette façon, traçant leur carrière en fomentant les pièges dans lesquels tomberont ceux qui peuvent leur faire de l’ombre, s’épuisant à remuer des idées de mort, à élaborer des stratagèmes, reprenant sans cesse sur l’écheveau le moindre fil et remontant ainsi tout le métier, jusqu’à la dernière boucle.

Demeurer au gouvernail

Il est inévitable, au cours d’une existence, de se laisser prendre au piège au moins de temps en temps. Il est nécessaire d’être sans cesse vigilant afin de pouvoir redresser le cap sans se laisser emporter par une habitude qui deviendrait mortelle. Si nous passons notre temps à ruminer, nous oublions d’agir, et si l’objet de notre rumination consiste dans la perte de l’autre, dans les blessures que nous aimerions lui infliger — à tort ou à raison — nous ne vivrons plus que dans du virtuel. Tant de souffrances inutiles sont avivées par notre refus de tourner la page ou d’accepter ce qui sera. Nous ne sommes pas de jeunes cornichons pour vouloir macérer ainsi dans le vinaigre. Il est normal que nos pensées soient agitées par nos passions et nos émotions, mais nous devons demeurer au gouvernail et ne pas laisser libre cours à ce qui nous conduit à piétiner et à nous embourber peu à peu. Se souvenir alors du roi David — qui aurait eu tant de raisons pour ruminer…— s’adressant ainsi à Dieu : « Que mon âme soit remplie comme d’une graisse abondante ; et avec des lèvres d’exultation, ma bouche vous louera. Si je me suis souvenu de vous sur ma couche ; je méditerai les matins sur vous, parce que vous avez été mon aide, et à couvert sous vos ailes, je serai transporté de joie » (Ps LXII, 6-8).

La rumination du sage

Il est préférable de s’attacher à exercer une saine rumination, celle dont parle saint Augustin revenant sur les interdits alimentaires de l’ancienne alliance : « Le sage rumine, le sot ne rumine pas. […] Le sage considère par la pensée ce qu’il a entendu ; mais le sot livre à l’oubli les paroles ouïes. Ce n’est pour aucune autre raison que dans la Loi, sont dits purs les animaux qui ruminent, impurs ceux qui ne ruminent pas : en fait, toute créature de Dieu est pure. Pour Dieu qui les a faits, le porc est aussi pur que l’agneau […]. Mais, s’agissant de leur signification, l’agneau signifie quelque chose de pur, le porc signifie quelque chose d’impur. L’agneau signifie l’innocence de la sagesse qui rumine ; le porc signifie l’impureté de la sottise qui oublie » (Enarr. in Psa. CXLI,1). Donc il ne faut pas hésiter à devenir un tel bovin puisqu’il ne s’agit pas de ressasser notre petite vie autour de notre éclatant nombril, mais de se mettre à l’école de celui qui nous nourrit.


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Paul Claudel soulignera une intuition identique : « Toutes ces paroles, toutes ces histoires, nous nous en nourrissons, nous les goûtons, nous les roulons dans notre bouche, ce n’est pas seulement l’intelligence qui est à l’œuvre dessus, il ne s’agit pas de fables, c’est tout l’homme, le cœur, l’estomac, les sens, l’imagination, la mémoire » (Le Poète et la Bible). Voilà une autre manière de manger, que nous devons apprendre car souvent nous n’y fûmes point initiés et formés. Nous préférons généralement, en cette époque moderne, ce qui se consomme vite. Y compris dans notre vie intellectuelle et spirituelle le fast food remplace couramment les petits plats mijotés de nos aïeux. Cela est visible dans la prière bâclée, qui ne remplit que des trous et n’occupe pas la place royale, dans la liturgie horizontale et profane, dans l’absence de courage face à une lecture ardue, à une recherche de longue haleine. Pendant ce temps, les bonnes vaches nous regardent, étonnées, de leurs yeux doux qui ont su contempler le Sauveur en sa Nativité avant même les bergers et leurs troupeaux de moutons et de brebis.

Nous n’aimons pas approfondir

Nietzsche, peu soupçonnable de sympathie chrétienne, avait déjà noté, au XIXe siècle, que ses contemporains étaient incapables de rumination : « Évidemment, pour pouvoir pratiquer la lecture comme un art, une chose avant toute autre est nécessaire, que l’on a parfaitement désapprise de nos jours — il se passera donc du temps avant que mes écrits aient leur “lisibilité”, une chose qui demanderait presque d’être une vache, et certainement pas un homme moderne : la rumination (das Wiederkaüen)… » (Généalogie de la morale). Nous ne ruminons plus — sauf pour la mauvaise cause qui conduit à la dépression — car nous n’aimons pas approfondir, sans cesse tentés par ce qui est neuf et éphémère, tandis que le résultat de la mastication, comme l’a bien compris saint Augustin, est une transformation étonnante et pleine de saveurs. La « malbouffe » n’est pas que dans nos assiettes ! Elle touche notre âme qui n’est pas irriguée par les Saintes Écritures, par les grands textes de la Tradition et des maîtres spirituels, qui n’est pas nourrie par le Corps du Christ reçu en état de grâce et avec crainte et tremblement de respect. Nous ne ruminons plus guère : nous gobons ce qui passe à notre portée et nous l’avalons tout rond, d’où notre quête incessante pour autre chose, plus corsé et pourtant tout autant insipide.

Digérer ce qui est médité

Qu’en est-il de notre vie intérieure si nous sommes constamment accaparés par le butinage, et si, le reste du temps, nous ruminons de mauvais sentiments ou des pensées tristes ? Elle est desséchée, en friche. Aucun ordre dans un tel intérieur puisque nous sommes négligents pour rassembler. Chaque élément de notre existence devrait trouver sa juste place dans notre âme et ne point se retrouver jeté en vrac. À vouloir vivre trop vite, nous passons à côté de ce qui est la force de la vache par rapport à notre complexité : sa capacité à ne pas se lasser, y compris des gestes les plus ordinaires et des actions les plus humbles. Il est probable que la vache trouve un plaisir égal à chaque bouchée et qu’elle y prend goût, jusqu’à vouloir prendre une retraite paisible dans son étable, ruminant encore et toujours, jusqu’à son dernier souffle. Hélas, nous ne lui en laissons pas le loisir et nous l’envoyons un jour à l’abattoir, sans forme de procès et sans l’ombre de la moindre gratitude. Cependant, ses consœurs prennent toujours la relève pour inscrire en ce monde la vertu de la rumination sous le ciel ensoleillé ou pluvieux. Imperturbables, elles perpétuent ce que Dieu attend d’elles, sans impatience et sans révolte. Elles ne feront jamais la grève de la rumination sous prétexte d’émancipation.

Lefèbvre d’Étaples, humaniste toujours demeuré catholique, conseille à Marguerite d’Angoulême, dans sa Breve instruction pour deuement lire l’Escripture Saincte et en icelle proffiter (sic) : « Il nous est besoing tellement lire, ouyr, ruminer et méditer l’Escripture Saincte qui est la doctrine du Sainct Esperit… » Guillaume Briçonnet, directeur spirituel de la reine, évêque de Meaux, ira dans le même sens lorsqu’il écrit à sa philothée qu’il faut « digérer » ce qui est médité. Ce qui paraissait évident à nos ancêtres ne l’est plus guère. Ne faisons pas la fine bouche. Ruminons avec appétit ce qui nous est donné, tout en rejetant ce qui entretient notre mauvaise bile.


Salon de Madame Geoffrin, par Lemonnier, château de la Malmaison

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