Empêtrés comme nous le sommes dans le monde qui est plutôt pesanteur, nous finissons par nous convaincre que l’invisible est hermétique, soigneusement séparé d’avec le visible qui n’entretient avec lui aucune relation d’importance. Cependant notre avancée pataude au sein du visible nous enveloppe d’invisible. Encore faut-il prendre soin de l’usage et de l’exercice de notre regard qui, de lui-même, passe sur les choses sans s’y arrêter et sans pénétrer leur essence. Les poètes et les peintres possèdent ce sens particulier qui nous manque, non point parce que nous en serions dépourvus mais parce que nous ne prenons pas le temps de le nourrir et de l’entretenir.
Le temps de l’enfance est également privilégié, car, à cet âge, nous ne cherchons pas à transformer les choses selon ce que nous sommes mais nous les appréhendons plus facilement telles qu’elles sont, d’où une capacité d’émerveillement et d’enthousiasme qui tend à se flétrir par la suite si nous ne sommes pas vigilants. Nous devrions nous rendre compte que, pèlerins passagers sur cette terre, nous ne pourrons déboucher dans la lumière que si nous avons fait l’effort de la découvrir dans l’ordinaire qui est toujours plus que ce qu’il paraît.
D’abord, regarder dans le silence
Le silence est un bien plus rare à notre époque que la perle la plus précieuse, au moins dans les villes car, grâce à Dieu, les campagnes demeurent plus préservées. Il n’est cependant pas uniquement perturbé par les bruits extérieurs mais davantage par le tumulte intérieur de la plupart des cœurs envahis par les « écrans » et les « écouteurs ». Lorsque l’âme est constamment sous pression, sous surveillance, remisée dans un coin obscur car elle risquerait de s’interposer et de rejeter tout ce monde virtuel et artificiel, il devient impossible d’être sensible à l’invisible. Le poète Philippe Delaveau exprime combien celui qui s’attache au silence est capable de voir ce qui est caché au premier abord :
« À mon tour, je contemple,
Secrètement avec le peintre,
Longs instants, vérité qui perdure
Hors des instants sans mémoire du monde.
Regard sur nous depuis le temps
De la peinture, que dit la scène
Et que dit le visage. Une obscure lumière
Invisible visible, un ordre révélant
Et le vrai, et le bien, et telle est la beauté.
À l’orée du mystère où j’entre, je me tais.
Corps réduit au regard,
Âme tremblant de joie secrète et de patience.
Surface plane
Et la saillie de la hauteur, clarté d’un ciel, mur blanc,
Colonne vive et cet oiseau
D’un cri parfait dans l’altitude, hors des défauts
Du sol, agité vainement de nos bruits.
Un cri parfait dans l’harmonie du ciel et du silence »
(Huit notes fluides pour le silence, Le Maître du silence II).
L’invisible visible, telle est la quête de ce poète, et de tant d’autres. Le lien avec le silence rejoint une recherche identique dans le domaine de la vie spirituelle. Personne n’atteindra jamais la lumière dans l’effervescence du vacarme, dans la furie des sons qui pourchassent le silence pour l’anéantir car il est le danger par excellence puisqu’en lui l’homme se retrouve et découvre Dieu.
Rester au cœur du monde
Chacun peut rêver d’une Thébaïde où lui serait accordé le privilège de la contemplation et donc, de la découverte de l’invisible. Cela risque bien d’être une inutile fuite en avant car la fureur a tout envahi. Georges Bernanos, qui aspirait à une sorte d’ermitage familial hors du monde — d’où sa longue échappée vers l’Amérique du sud — reconnaît, un peu découragé : « Si le bon Dieu m’en donnait la force et les moyens, je filerais aujourd’hui même au désert. Malheureusement, il n’y a plus de désert. On trouve des pompes à essence partout, et la voix qui parlait jadis en ces solitudes s’est tue, naturellement » (Combat pour la liberté. Correspondance inédite, 1934-1948, lettre 411 à Robert Vallery-Radot). De même, ce n’est pas en se crevant les yeux comme Œdipe que la vision du monde invisible sera plus claire parce que le monde visible se sera effacé. Il est préférable, tout en étant au cœur du monde, de rassembler les moyens les plus adaptés pour ne pas passer à côté de l’invisible.
Notre Seigneur nous a laissé en héritage un héritage inestimable, celui de son Corps et de son Sang. Voilà l’Invisible dans le visible, par excellence.
Les êtres exigeants, et parfois torturés — là encore souvent parmi les poètes connus ou ignorés, ou qui s’ignorent — ne trouvent pas forcément les instruments efficaces pour atteindre cet invisible. Charles Baudelaire, par exemple, confie de façon bouleversante : « Je désire de tout mon cœur (avec quelle sincérité, personne ne peut le savoir que moi !) croire qu’un être extérieur et invisible s’intéresse à ma destinée ; mais comment faire pour le croire ? » (Correspondance, lettre à sa mère, 6 mai 1861.) Il ne suffit pas de voir la représentation de la souffrance du Christ pour notre Salut, pour être emporté par le souffle de l’invisible. Cela fait penser à la réaction rapportée par Paul Claudel : « Une dame voyant un tableau qui représente la Crucifixion s’écrie : c’est charmant ! » (Journal.)
Lorsque surgit l’invisible
Souvent, lorsque nous avons le nez sur une réalité, notre acuité n’est pas forcément celle d’une vigie de navire de guerre. Il faut dire que notre attente est la plupart du temps assez impatiente et que, lorsque surgit l’invisible, notre attention est déficiente et nous réagissons trop tard, si nous ne sommes pas déjà profondément endormis. L’admirable attitude de Siméon, lors de la Présentation de Notre Seigneur au temple, pourrait nous faire réfléchir sur ce que devrait être notre ouverture à l’irruption de l’invisible dans notre réalité si ordinaire. L’évangéliste rapporte que ce pieux vieillard « avait été averti par l’Esprit-Saint qu’il ne verrait point la mort, qu’auparavant il n’eût vu le Christ du Seigneur » (Lc2, 26). Il voit l’invisible en cet Enfant, à savoir qu’Il est vraiment le Messie de Dieu.
Ce jour-là, au temple de Jérusalem, nombreux étaient les pèlerins et les fidèles, mais il fut le seul, avec la prophétesse Anne, à reconnaître la venue de l’invisible dans le monde. Ce n’est point le visible qui lui a donné des signes et des preuves, mais la maturation dans la prière et la contemplation, ceci pendant de longues années, sans se lasser, sans se plaindre, sans soupirer que l’attente était trop longue, trop pénible. D’où le cri de foi et d’abandon, prodigieux, qui jaillit de la bouche de cet homme fidèle : « Maintenant, Seigneur, laissez, selon votre parole, votre serviteur s’en aller en paix, puisque mes yeux ont vu le Sauveur qui vient de vous » (Lc 2, 29-31). Siméon a été capable de reconnaître l’Invisible dans le visible.
Ouvrir les yeux
Tenir dans ses bras l’Enfant Jésus n’est pas de notre ressort. En revanche, Notre Seigneur nous a laissé en héritage un héritage inestimable, celui de son Corps et de son Sang. Voilà l’Invisible dans le visible, par excellence. Si, comme les poètes et les peintres, nous étions suffisamment soigneux à rassembler toutes les miettes d’invisible dans le monde, nous serions submergés de reconnaissance et de respect en présence de la Présence réelle. Il n’est pas sûr que ce soit toujours le cas au regard de la façon dont nous oublions d’adorer avec crainte et tremblement. Pauvres de nous ! Il y aura plus tard peut-être des pleurs et des grincements de dents lorsque, cette fois, l’invisible aura pris la place du visible. Il est possible, comme le dit Léon Bloy, que « quelque chose du Paradis terrestre a dû rester en Bretagne » (Le Pèlerin de l’absolu) mais nous avons la certitude, comme chrétiens, qu’il en subsiste aussi des vestiges ailleurs. À chacun d’ouvrir les yeux au lieu de se morfondre dans la mauvaise humeur, les jérémiades et les peurs irrationnelles dictées par les puissances de ce monde.