Il fait un beau clair de lune en cette fin du printemps 1790, à y voir presque comme en plein jour. Cela arrange bien le riche fermier Emmerich, du village de Flamske, en Westphalie, car, cette nuit, il a décidé d’en avoir le cœur net et de savoir, une fois pour toutes, à quoi s’en tenir concernant la petite Anne-Catherine, une cousine éloignée qu’il emploie depuis plus d’un an aux travaux des champs et de la maison. Il connaît depuis toujours sa jeune parente, née en septembre 1774 dans la métairie au bout du chemin. Tout comme il connaît ses parents, gens méritants et pieux, douloureusement éprouvés par la vie. Aussi a-t-il été très surpris lorsque d’autres employés lui ont susurré à l’oreille, l’air entendu, que la gamine découche tous les soirs.
Les portes s’ouvrent devant elle
Emmerich, d’abord, a eu du mal à les croire : Anne-Catherine, à 15 ans, lui a toujours semblé irréprochable, mais, en y réfléchissant, il s’est dit que les filles, à cet âge, quand elles s’amourachent d’un garçon, sont capables de toutes les sottises, que la petite est une très jolie blonde aux yeux d’azur, susceptible de faire tourner bien des têtes et que même si en public elle joue les oies blanches, il se pourrait qu’elle ne le soit pas tant que cela.
Rongé de doute, Emmerich a constaté qu’en effet, tous les soirs, Anne-Catherine quitte la maison pour n’y revenir qu’à l’aube, juste pour se mettre à son travail. Responsable d’elle devant ses parents, il a décidé de la suivre pour savoir à quoi s’en tenir et avoir, le cas échéant, une explication avec la coquine et son galant. Voilà à quoi il s’emploie ce soir, accompagné d’un ami, pour le qu’en dira-t-on, et pour avoir un témoin.
En effet, comme les soirs précédents, Anne-Catherine se glisse dehors sans bruit et prend le chemin qui mène au bourg de Coesfeld, à quelques kilomètres, célèbre pour le crucifix miraculeux de l’église paroissiale. L’adolescente marche vite, comme si, en effet, elle courait à un rendez-vous amoureux. Elle atteint la porte de l’église. Est-ce donc là qu’elle est attendue ? Emmerich et son ami la voient, stupéfaits, entrer dans le sanctuaire, dont tout le monde sait, dans le pays, qu’il est verrouillé à double tour chaque soir par le sacristain, en raison de la valeur du Christ et des ex-voto.
Pourtant, il ne fait aucun doute que les portes se sont ouvertes devant elle… Après un long moment passé en prière devant le Crucifié, Anne-Catherine ressort et, sourde à tout ce qui n’est pas sa prière, entame tranquillement le chemin de croix, puis, l’ayant achevé, retourne faire oraison à l’église, avant de repartir vers la ferme. Emmerich constate que la porte de Saint-Lambert est fermée à double tour, comme d’habitude. S’il était seul, il croirait avoir rêvé. Deux soirs encore, il assistera, médusé, à la même scène : sa jeune cousine découche, en effet, comme le prétendent les malveillants, mais c’est pour aller passer ses nuits au pied du Christ. Et en plus, ces pieuses escapades ne nuisent en rien à son travail. Quand il lui suggère gentiment de se reposer un peu le matin, la petite lui répond, étonnée, qu’elle n’en a pas besoin.
La contemplation de l’invisible
D’Anne-Catherine Emmerich, l’on connaît les stigmates, extases, prophéties, visions, le récit de la Passion, beaucoup moins le chemin étonnant qui l’a conduite à mériter ces grâces et ces charismes déroutants. Pourtant, dans sa sagesse, l’Église ne reconnaît jamais la sainteté de quelqu’un parce que son existence a été émaillée de phénomènes extraordinaires, apparitions, révélations ; le vrai sceau mis sur ces faits, c’est la sainteté quotidienne du privilégié. Dans le cas de Mlle Emmerich, on en a fait peu de cas, obnubilé par sa célébrité involontaire. Et c’est dommage.
Très longtemps, elle s’ingéniera à dissimuler ce qu’elle vit, par peur de n’être pas comprise, d’effrayer.
Dans le coin de Westphalie où elle est née, l’on prétend qu’une partie de la population possède héréditairement un don de médiumnité mais qui, mal utilisé, pousse au mal et au désir de puissance plutôt qu’au bien. Autrefois, on murmurait que les gens de Flamske étaient sorciers… Ce don, Anne-Catherine semble en avoir hérité mais, chez elle, il ne servira qu’au bien et à l’édification du prochain.
Très longtemps, elle s’ingéniera à dissimuler ce qu’elle vit, par peur de n’être pas comprise, d’effrayer. Ce qui est sûr, c’est que, très jeune, elle s’oriente vers Dieu, elle s’immerge dans la contemplation de l’invisible, des anges et des saints, qu’elle voit avec la même intensité que le monde terrestre. Elle voit aussi le diable, qui aimerait qu’elle se serve de ses pouvoirs à d’autres fins mais, sur elle, il n’a pas d’emprise, même s’il usera contre elle de toutes les vexations, y compris physiques, dont il dispose. Si, à 15 ans, Anne-Catherine va toutes les nuits rejoindre le Christ, c’est qu’elle L’aime et s’est promise à Lui.
Le désir du couvent
Avec des parents aussi sincèrement pieux que les siens, cela ne devrait pas poser problème ; or, la famille Emmerich, quand leur fille aînée annonce sa décision d’entrer au couvent, le prend très mal. Il y a à cela maintes raisons : pas d’argent pour payer sa dot et celles réclamées par les couvents westphaliens sont lourdes ; la certitude, pour sa mère, de perdre une aide dévouée non rémunérée ; et, la crainte, alors que les échos de la Révolution française, dont Anne-Catherine a eu la révélation des années avant qu’elle survienne, annonçant l’exécution de Louis XVI et disant voir la reine dans une prison, étende ses persécutions religieuses dans ces régions d’Allemagne trop proche de la frontière.
Comme le lui dit son père, à quoi rimerait d’entrer, au prix fort, dans un couvent, si c’est pour en être chassée, à l’instar des religieuses françaises, nombreuses à s’être réfugiées dans le coin, ou pire puisque, désormais, les catholiques de France risquent la mort en restant fidèles à leur foi ?
Anne-Catherine rétorque à ces paroles d’apparent bon sens : “Quand il ne resterait qu’un couvent au monde, et sachant que ce serait pour y être pendue sous huit jours, j’y entrerais quand même !” Elle ne sait pas qu’il lui faudra douze longues années avant de trouver une communauté qui l’accepte, qu’elle y sera persécutée sans pitié, et que, finalement, ainsi qu’elle l’aura pressenti dans une vision, elle en sera expulsée avec ses sœurs par les autorités d’occupation napoléoniennes.
Une âme d’exception
Faute d’argent, pour se constituer une dot, Anne-Catherine apprend le métier de couturière, y excelle tant que, vite, elle peut envisager de fournir à une communauté la dizaine de pièces de lin réclamées comme dot minimale. Ces métrages de tissu qui lui ont coûté tant de peine, elle va les vendre, afin de payer les dettes de l’organiste de la paroisse, son propriétaire, auquel elle sert également de domestique bénévole. Elle ne pourra jamais reconstituer sa dot… Certes, des trappistines françaises exilées vont accepter de la recevoir à l’essai mais ces saintes filles sont prises d’inquiétude quand elles constatent que sœur Anne-Catherine est en communication avec l’Autre Monde, visitée par des âmes du Purgatoire venues réclamer leur libération, et qui s’envolent dans des clartés merveilleuses, ou persécutée par un chien monstrueux surgi de nulle part.
Finalement, l’organiste qu’elle a tiré d’embarras, et dont la fille souhaite entrer chez les Augustines de Dülmen, négocie avec cette communauté peu édifiante qu’elle reçoive aussi, sans dot, Anne-Catherine. Les religieuses accepteront mais feront payer ce qu’elles tiennent pour une charité qui leur a été extorquée.
Entre 1802, date de son entrée au couvent, et 1811, date de l’expulsion des Augustines, sœur Anne-Catherine sera le perpétuel souffre-douleur des unes et des autres, accusée à tort de toutes les turpitudes, privée de soins et de nourriture, astreinte, malgré une santé ruinée, aux plus lourdes corvées. Jamais personne ne l’entendra se plaindre ou dénoncer la scandaleuse attitude de ses supérieures. Quand, dernière partie de la maison, car elle ne sait où aller, elle sera recueillie par l’ancien aumônier, un prêtre français émigré, le seul à avoir compris le secret de cette âme d’exception, elle sera mûre, en effet, pour la mission publique, étonnante, que le Ciel lui réserve.
“Que Dieu veuille bien imprimer sa croix dans mon cœur !”, a-t-elle dit un jour. Elle sera exaucée au centuple. C’est dans cette souffrance réparatrice, présente dans sa vie bien avant que ses signes visibles fassent courir les foules au chevet de “la nonne aux cinq plaies”, qu’Anne-Catherine s’est sanctifiée. Le reste, pour grandiose et spectaculaire qu’il soit, est accessoire !