Présentée par le président Emmanuel Macron comme un “modèle”, l’euthanasie est légale en Belgique depuis 2002. Prévue pour encadrer des situations exceptionnelles, le nombre d’euthanasies a explosé. Non seulement, les dérives se multiplient dans l’interprétation de la loi, mais son champ d’application n’a cessé de s’élargir. Les mentalités évoluent : dans les esprits, l’euthanasie n’est plus seulement un droit, elle est présentée aux médecins comme un devoir, aux dépens de la liberté réelle des patients et de leur famille, quand on prend soin de l’écouter réellement, comme l’explique Éric Vermeer.
Aleteia : En 2002, la Belgique a adopté une loi dépénalisant l’euthanasie dans certaines situations. Quel était l’objectif de cette nouvelle législation ?
Éric Vermeer : L’objectif était de combattre les euthanasies clandestines. Aujourd’hui, une étude du British Medical Journal révèle que près de 50% des euthanasies se pratiquent encore de manière clandestine, ce qu’a confirmé le président de la Commission d’évaluation lui-même. Comment en est-on arrivé là ? L’argument médiatique, chargé de pathos, était le suivant : devant la souffrance inextricable, la seule manière de mourir dignement est de se faire euthanasier. Cela s’inscrit dans une société qui doit faire face à une augmentation de pathologies lourdes, pas seulement le cancer, mais aussi les maladies d’Alzheimer, les maladies cardiovasculaires, les AVC, les maladies neuromusculaires.
Dans un premier temps, ouvrir le débat sur la fin de vie était justifié, mais encore fallait-il ouvrir la concertation aux soignants ayant des avis différents, ce qui ne fut pas le cas. Seul le monde médical “pro-euthanasie” a été consulté. La loi de 2002 visant à dépénaliser l’euthanasie a été présentée en même temps que la valorisation des soins palliatifs, suggérant qu’il s’agissait de la même réalité. Or la différence est de taille. L’euthanasie est un acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci, tandis que les soins palliatifs sont la prise en charge globale d’un patient en fin de vie, ainsi que de sa famille, dans le but d’améliorer sa qualité de vie, et cela passe par la gestion des symptômes douloureux, psychologiques, spirituels. Le patient peut ainsi terminer ses jours naturellement, ce qui induit un deuil plus facile pour la famille.
Pourquoi est-on passé d’une euthanasie assez exceptionnelle à une banalisation ?
Les chiffres sont assez effarants. On est passé de 235 euthanasies en 2003 à plus de 2700 en 2022, sans compter la moitié des euthanasies clandestines. Que s’est-il passé ? Plusieurs pistes seraient à approcher, même si cela passe par le filtre de notre subjectivité. Pour ma part, je pense que le monde politique a eu une influence sur cette pratique. Lorsque celui-ci affirme, à temps et à contretemps, que “la santé coûte cher”, cela m’interpelle. Des chercheurs canadiens sont venus en Belgique et aux Pays-Bas, il y a quinze ans, pour conclure que si l’euthanasie était dépénalisée dans leur pays, plus de 10.000 Canadiens pourraient en bénéficier chaque année, ce qui représenterait une économie de 250.000 dollars.
Chez nous, en Belgique, le docteur Moens, président du Comité de l’Association belge des syndicats médicaux affirme :“Depuis août 2016, et à la suite des problèmes budgétairesdans le domaine des soins aux personnes âgées, on commence à débattre d’une politique d’euthanasie motivée par des considérations socio-économiques… L’euthanasie est peu à peu considérée comme un droit qui peut être revendiqué et dont on peut abuser, mais surtout elle devient un devoir pour le médecin à qui la question est posée.” Dans ce contexte, il me semble difficile d’évincer les préoccupations financières dans ce débat.
Vous mettez en cause également un défaut d’information du corps médical.
Je pense précisément que le manque de formation médicale peut également être une autre raison de l’augmentation exponentielle du nombre d’euthanasies. Aujourd’hui, de très sérieuses études démontrent que l’on pourrait soulager 90% à 95% de toutes les douleurs, y compris les douleurs réfractaires aux traitements traditionnels. Il ne resterait que 5% à 10% de douleurs dites “rebelles”, pour lesquelles le médecin peut toujours recourir à la sédation. Malgré ces chiffres très prometteurs, aujourd’hui encore, plus de 50% de personnes en fin de vie meurent dans un contexte douloureux. Cela me préoccupe beaucoup. Lorsque je donne des formations aux médecins, je suis toujours surpris par la méconnaissance de certains d’entre eux sur l’existence de nouvelles molécules sur le marché, depuis plus de dix ans. Ceci étant, je ne reprocherai jamais à un patient douloureux de demander l’euthanasie ; il nous faut accueillir et accompagner la pleine mesure d’une personne en grande souffrance. En revanche, j’aurais plutôt envie d’interpeller le médecin qui, parfois par manque de formation spécialisée, ne parvient pas à soulager son patient.
Durant trente ans, j’ai eu le privilège d’accompagner de très nombreuses personnes en fin de vie. J’ai eu l’occasion de rencontrer et de soigner des personnes qui portaient une demande de mort programmée. Chemin faisant, avec les soins prodigués et le soulagement des symptômes, les personnes évoluaient d’elles-mêmes. Dans mon vécu de soignant, je constate que lorsqu’un patient est soulagé physiquement et entouré affectivement, la demande d’euthanasie se neutralise naturellement, dans la majorité des cas.
Il est fondamental d’aller à la rencontre de la réelle demande du patient. Est-ce juste finalement de conclure, parfois trop rapidement, que pour supprimer la souffrance, il faut supprimer la vie ?
Comment apprécier la liberté d’un patient en fin de vie ? La souffrance ou la peur de la souffrance atteint-elle la réalité de la liberté d’une personne ?
Quand il m’est donné de rencontrer des personnes faisant une demande d’euthanasie, je tente d’être dans un postulat de transparence, et tout en délicatesse, j’ose leur poser cette question : “Que désirez-vous vraiment : mourir ou être soulagé physiquement et/ou psychologiquement ?” Leur réponse est, majoritairement, très claire : ne plus souffrir. Il est fondamental d’aller à la rencontre de la réelle demande du patient. Est-ce juste finalement de conclure, parfois trop rapidement, que pour supprimer la souffrance, il faut supprimer la vie ? Le patient est-il réellement libre lorsqu’il est enfermé dans sa souffrance qui semble inextricable ?
Vous avez des exemples précis ?
Je me souviens d’un patient souffrant d’un lymphome sans perspective de guérison. Il est arrivé aux urgences dans un contexte de douleurs dorsales insupportables. Son cri était bouleversant : “Même un chien, on ne le traiterait pas ainsi. Au nom de ma liberté, au nom de ma dignité, je demande à être euthanasié.” L’anesthésiste spécialisé en soins palliatifs, est appelé aussitôt et celui-ci lui injecte un anti-douleur majeur entre les vertèbres. Une heure plus tard, le patient me raconte toute son histoire, en concluant : “Quand on a mal, on est capable de tout demander. Mais, heureusement qu’on ne m’a pas écouté… car je suis soulagé.” Ce patient avait deux enfants de 13 et 15 ans. Il a encore vécu trois années. Ses enfants ont pu vivre leur deuil paisiblement.
Nous aurions pu entrer dans une dynamique de précipitation ; cela aurait été plus simple. Mais nous sommes allés au-delà de la demande immédiate. Derrière la souffrance physique, il y a toujours une souffrance morale. Un jour, dans notre unité de soins palliatifs, une personne est arrivée, souffrant d’un cancer du foie, avec une parole très résonnante : “Je pèse 33 kilos, nous dit-elle, je suis un poids pour la société… et mes deux filles attendent que je meure pour hériter de la maison…” Il fallait entendre la souffrance psychique abyssale derrière ces quelques mots. Nous ne sommes pas entrés dans cette logique de précipitation, nous avons pris le temps de l’écouter, de la soigner, de l’accompagner. Elle est restée hospitalisée durant quatre mois, avant de rentrer chez elle. Certes, elle n’est pas sortie guérie, mais soulagée et stabilisée. Elle s’est réconciliée avec ses deux filles. Nous pouvons apaiser quelque peu ces tragédies qui portent toujours des noms et des prénoms, si nous prenons le temps d’accueillir et d’aller au-delà des premières réactions.
Vous voulez dire que la liberté de mourir, c’est rarement une liberté individuelle ?
La famille est souvent partie prenante lors d’euthanasies pratiquées dans notre pays. Même si, dans un premier temps, nous voyons des familles soulagées, le temps nous montre que ce n’est pas si simple d’avoir été présent à une euthanasie. Lorsque la mort est naturelle, le deuil l’est aussi et la famille semble traverser cette séparation plus paisiblement. Nous nous rendons compte qu’il y a davantage de deuils pathologiques lorsque ceux-ci sont liés à une mort programmée. Que de culpabilité, de questionnements, de remords peuvent être déposés dans des groupes de parole visant à accompagner des familles endeuillées ! C’est ce que j’appellerais le “syndrome du survivant”. C’est le cas de cette infirmière qui, après avoir vécu l’euthanasie de son mari il y a plusieurs années, se demande sans cesse si c’était le bon choix et n’arrive pas à faire son deuil. Quand la société nous dit qu’il faut « oser la liberté », de quelle liberté parle-t-on ? La personne, enfermée dans sa souffrance atroce, est-elle réellement libre lorsque son médecin est incapable de la soulager ? Et du côté des soignants, est-ce la liberté de mourir ou la liberté de “faire mourir” qui est en jeu ?
Nous sommes nombreux, psychiatres, psychologues, soignants et éthiciens à affirmer qu’il est impossible de valider l’irréversibilité d’une souffrance psychique.
La loi ne s’applique-t-elle pas aussi à des cas particuliers où la liberté paraît objectivement problématique, quand la fin de vie n’est pas démontrée ?
Oui, l’euthanasie en Belgique peut s’appliquer en dehors des phases terminales, avec l’avis d’un troisième médecin. Cela se rencontre en psychiatrie, où les exemples sont multiples. Dans ce domaine très spécifique, l’un des symptômes prédominants est la perte d’élan vital. C’est le cas de beaucoup de personnes dépressives qui, de par leur maladie, ne voient pas de perspectives d’avenir, et en arrivent à demander l’euthanasie. Une des conditions pour pouvoir euthanasier un patient est que celui-ci- soit conscient de ce qu’il vit — ce qui est discutable dans le domaine de la psychiatrie, surtout dans le cas de psychoses. Les médecins, sollicités par une demande d’euthanasie, doivent entériner la souffrance psychique comme irréversible, ce qui me semble peu réaliste, surtout dans les cas de dépressions. La spécificité des personnes dépressives est justement cette absence de perspective. Nous sommes nombreux, psychiatres, psychologues, soignants et éthiciens à affirmer qu’il est impossible de valider l’irréversibilité d’une souffrance psychique. Je pense au cas de Laura, 24 ans, en état de grosse dépression, qui demande l’euthanasie. Trois médecins affirment que la souffrance de Laura est irréversible. À l’issue du délai d’un mois, prévu en cas de phase non terminale, Laura s’oppose à son euthanasie : “J’ai rencontré quelqu’un, je vais mieux, j’ai envie de vivre…” Ce cas n’est pas un cas isolé. Je pense que permettre l’euthanasie en psychiatrie, c’est prendre le risque de la faire imploser. La mission de la psychiatrie est de remettre les personnes “debout”, de leur redonner une perspective et de leur redonner sens à leur vie.
La loi s’est élargie aussi à l’euthanasie des enfants : qu’en pensez-vous ?
En effet, la loi permet depuis 2014 l’euthanasie des enfants “pour peu que l’enfant soit capable de discernement”. Cette expression “capable de discernement” me semble très subjective. À partir de quand est-on capable de discernement ? En interrogeant plusieurs juristes et partisans de cette loi sur cette expression, leur réponse était très évasive et manquait d’objectivité. À ma connaissance, aucun enfant n’a fait une demande d’euthanasie depuis 2014. Lors d’un congrès international de soins palliatifs pédiatriques, à Mumbai, en Inde, en février 2014, les 250 experts issus de 35 pays ont appelé “urgemment le gouvernement belge à reconsidérer sa récente décision”. Ces médecins spécialisés en oncologie pédiatrique ont réclamé, pour tous les enfants en fin de vie, l’accès aux moyens appropriés pour contrôler la douleur et les symptômes, ainsi que des soins palliatifs de haute qualité pour rencontrer leurs besoins particuliers. Ils ont conclu en disant : “Nous croyons que l’euthanasie ne fait pas partie de la thérapie palliative et ne constitue pas une alternative.”
En principe, la législation prévoit une “clause de conscience” pour les soignants. Comment est-elle appliquée ?
Il y a une forte pression dans le monde médical concernant la clause de conscience. Sous le prétexte de la tolérance, les soignants n’osent plus se positionner. La tolérance, poussée à l’extrême, rend illégitime tout questionnement éthique et moral. Pour être tolérant, il faudrait “faire la sourde oreille à notre conscience”. Si l’euthanasie est dépénalisée, pourquoi encore se questionner sur la pertinence de celle-ci ? La loi permet l’euthanasie, pourquoi donc la refuser ou tout simplement la questionner ? Dans la tête des gens, la réflexion superficielle, parfois véhiculée par les médias peut se décliner comme ceci : si c’est légal, c’est normal, si c’est normal, c’est moral. J’ai connu des soignants ayant vécu de véritables situations de menace, comme cette infirmière qui a refusé de poser une perfusion dont le seul but était l’injection d’un produit létal. Elle a été interpellée et sermonnée par la direction de l’hôpital et elle a finalement choisi de changer de lieu de travail. Aujourd’hui, la conscience des soignants est émoussée, voire cadenassée par nos sociétés libérales. L’urgence est de rendre la parole aux soignants car, in fine, ce sont eux qui sont au plus près de la réalité des personnes en fin de vie.
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.