Un Tour de France de plus, un soupçon de dopage de plus. Le rituel est presque aussi établi que l’ascension des cols des Pyrénées et des Alpes, à la différence près qu’on continue de feindre la surprise. Est-ce possible d’aller si vite, de monter si haut, de respirer si peu, de récupérer si bien ? En cyclisme, le passé semble ne devoir jamais servir de leçon. À la fin des années quatre-vingt-dix, certains journalistes surnommaient Christophe Bassons le “coureur propre”. Étonnante formule, pour ce qu’elle laissait entendre sur les autres concurrents, pas seulement l’équipe Festina ou Lance Armstrong. Et pourtant, l’engouement est toujours là, devant ces hommes qui vont à peu près aussi vite en grimpant un col hors-catégorie qu’un quidam en descente.
“Tout le monde le fait”
On connaît la manière dont ceux qui ne veulent pas se poser de questions s’en sortent : les coureurs étant tous dopés, celui qui gagne reste le meilleur. On peut ironiser sur l’homme qui s’accroche comme il peut à ce qu’il veut croire ; on peut aussi reconnaître sa capacité à admirer des sportifs malgré tout hors du commun, vestiges de l’épopée même sous amphétamines. Tous dopés et que le meilleur gagne ! On voit à quel point, en tout cas, chaque amateur du Tour de France a besoin de croire à une forme d’égalité des chances. Chacun pressentant qu’une seule tricherie met en crise le principe même de la compétition, la solution trouvée est simple : généraliser le soupçon pour l’annuler ; étendre la faute à tous pour l’abolir. Refrain bien connu à titre individuel, de l’élève ayant son cours sur les genoux au contribuable truquant sa déclaration d’impôts : “De toute façon, tout le monde le fait.”
De loin en loin, un coureur trop insolent dans la victoire finit par tomber, comme un Icare dont on remplacerait les ailes fondues par un pneu crevé. Car même dans la démesure, il faut de la mesure. Pour l’homme comme pour la chambre à air, il y a toujours un risque à être trop gonflé. Le danois Michael Rasmussen, contraint, sans même avoir été contrôlé positif, de quitter un Tour qu’il survolait trop ostensiblement en 2007 en fit les frais. Le jaune du maillot est tantôt celui d’un costume de Roi-Soleil, tantôt celui d’un bocal d’urine.
Les effets dévastateurs du doute
Au-delà de la seule question sportive (celui qui ne triche pas est-il désormais condamné à faire de la figuration ?), le soupçon de dopage illustre bien les effets dévastateurs du doute sur toute communauté. Ombre d’un doute, dit-on, et l’expression révèle bien qu’il s’agit toujours d’une perte de clarté. Il en est de la triche dans un jeu comme du mensonge dans un dialogue : un seul cas suffit pour mettre en crise le système entier. Triche et mensonge tuent la confiance que suppose toute activité à plusieurs : “Je ne te crois plus”, “je ne joue plus” et “je ne te parle plus” disent au fond la même chose.
Un seul soupçon, et tout acte et toute parole deviennent ambivalents.
Un seul soupçon, et tout acte et toute parole deviennent ambivalents, pouvant dès lors signifier à la fois une chose et son contraire. Ainsi, par exemple, de ce qu’on a appelé la “défaillance” de Pogacar, le dauphin du maillot jaune Vingegaard, dans le col de la Loze. Preuve qu’il n’est pas dopé ? Signe qu’il a des moments de faiblesse comme les autres ? Peut-être, mais tout aussi bien, une fois commencée l’ère du soupçon, ficelle de communication pour montrer à tous que lui, contrairement à son rival, n’est pas immunisé par produits dopants contre toute fatigue passagère.
Ne pas mentir, ne pas tricher : telles sont les exigences simples de celui qui veut, au moins à l’intérieur d’une communauté réduite comme une famille, sauver la possibilité même du jeu et de la parole. Cela permettrait de prouver que, loin du Tour, il est encore possible de parler sans détours. Tant pis si cela prive de quelques moments de gloire, qu’ils soient usurpés ou pas.